— Regarde, reprit Pietro. Ne vois-tu pas une ombre dans ce renfoncement, là, auprès de l’entrée du cabaret ? Et en face sous le porche du couvent, ne vois-tu rien ?
Bianca écarquilla les yeux et finit, en effet, par distinguer des formes vagues, des manteaux noirs que le vent faisait flotter hors des coins sombres où se tapissaient les hommes. Effrayée soudain, elle se rejeta en arrière et regarda Pietro avec de grands yeux vides :
— Qui sont ces gens ?
— Qui veux-tu que ce soit, sinon les sbires de Venise ? Le Conseil des Dix ne lâche jamais sa proie, Bianca. Si nous ne trouvons pas une puissante protection pour nous abriter, tôt ou tard ils nous prendront. Une nuit comme celle-ci, la maison sera attaquée, ou bien on me poignardera au coin d’une ruelle, on t’enlèvera quand tu reviendras de la messe. Je ne veux pas connaître les prisons de Venise ni le pont des Soupirs{9} !
— Moi non plus, affirma Bianca. Mais que faire ?
— J’ai un plan. Il est hardi, mais s’il réussit…
La vieille Marietta Buonaventuri, mère de Pietro, était entrée pendant ce dialogue. Elle et son mari ne vivaient plus depuis que les ombres suspectes avaient commencé de rôder sur la place. La présence de cette belle-fille, quelque peu compromettante, leur portait ombrage, et ce mariage avec une patricienne n’était, à tout prendre pas vraiment avantageux.
— Que veux-tu faire ? demanda-t-elle à son fils. Vas-tu la ramener à Venise ?
Pietro haussa les épaules. Il appuya sur sa mère un regard significatif si intentionnel qu’elle fronça les sourcils.
— Je vais, dit-il en détachant bien ses mots, demander la protection du prince François de Médicis, fils du grand-duc Cosme. Je lui présenterai quel péril j’ai fait courir à Bianca… à la plus belle fille de la noblesse vénitienne. Je lui dépeindrai la nécessité où elle est réduite de se cacher indignement… enfin la situation où nous nous trouvons tous deux…
À mesure qu’il parlait, le visage renfrogné de Marietta s’éclairait peu à peu. Elle devinait le calcul, à vrai dire assez infâme, auquel se livrait Pietro. Le prince François passait pour être grand amateur de jolies femmes. Très curieux d’en rencontrer de nouvelles, de découvrir des beautés inconnues, il suffirait sans doute de mentionner, même incidemment, devant lui, l’éclat de la jeune Vénitienne pour qu’il cherchât au moins à la voir. Si elle lui plaisait, non seulement sa protection serait acquise au couple… mais on obtiendrait peut-être un peu plus. Bianca était assez belle pour séduire même un prince aussi difficile que celui-là…
Après avoir réfléchi un instant sous le regard de son fils, la vieille femme sourit largement.
— Mais c’est l’évidence ! s’écria-t-elle. Voilà la solution. Le prince est si bon, si accessible. Jamais il n’a refusé une audience à un citoyen de Florence. Va, mon fils, va trouver le prince !…
Sans méfiance, Bianca joignit ses encouragements à ceux de sa belle-mère. À son insu, peut-être, l’idée de rencontrer l’un de ces Médicis fastueux lui souriait. Elle ne s’avouait pas encore combien sa vie de bourgeoise lui pesait, combien elle trouvait Marietta commune, son époux rustaud. Il n’était jusqu’à Pietro, malgré son profil de médaille antique, qui n’eût quelque peu perdu de son charme à l’usage de la vie quotidienne.
Comme il n’y avait plus de temps à perdre, dès le lendemain, Pietro Buonaventuri s’acheminait vers le palais Pitti où résidaient les Médicis, de l’autre côté de l’Arno, et implorait humblement une audience au prince héritier…
À vingt-trois ans, François de Médicis était un étrange personnage. Extrêmement séduisant, il tenait de sa mère, Eléonore de Tolède, un physique élégant, un visage régulier et de fort beaux yeux. Mais du redoutable Cosme Ier, son père, il avait le caractère difficile, une cruauté profonde qui pouvait aller jusqu’à la franche sauvagerie, un orgueil intraitable et un goût prononcé pour les femmes. Par contre, le grand-duc ne lui avait pas transmis son sens politique, ses qualités d’administrateur d’État, son intelligence froide et lucide. La superbe façade du prince cachait une moralité plus que douteuse.
Pourtant, si étrange que cela puisse paraître, François était un homme de science. Il passait des journées et même des nuits dans son laboratoire, se passionnant pour les sciences naturelles et la chimie qui lui faisaient tenter de nombreuses expériences. Savant d’ailleurs, il découvrit un procédé pour fondre le cristal de roche et retrouva le secret de la fabrication de l’ancienne porcelaine chinoise. C’était, en outre, un esthète, passionné de pierres rares et d’objets d’art, comme tout bon Médicis.
François reçut Pietro Buonaventuri d’autant plus volontiers qu’il avait déjà entendu parler de son aventure par l’envoyé de Florence à Venise, qui avait vainement tenté de sauver l’oncle de Pietro, le malheureux Buonaventuri, mort des suites de la torture malgré sa qualité de citoyen florentin. Il accueillit donc le jeune homme avec un empressement nuancé de curiosité. Les rares personnes qui avaient pu entrevoir la recluse de la piazza San Marco en disaient des merveilles. Le prince héritier promit sa protection, fît veiller par ses propres gardes à la sécurité de la maison Buonaventuri et ne cacha pas son désir de rencontrer une jeune personne aussi intéressante.
— Ma femme ne sort guère de chez elle, Monseigneur, fit Pietro incliné très bas. Mais elle prend volontiers le frais à sa fenêtre quand le temps est beau… D’ailleurs elle attend un enfant.
François comprit à demi-mot. On le vit passer et repasser à cheval sous les fenêtres de la belle. Ces fenêtres finirent par s’ouvrir sous la main complaisante de la vieille Marietta. Et François put voir celle qui l’intriguait tant. Depuis quelques jours, elle était mère d’une petite fille.
Il ne fut pas déçu. Et même, la beauté de la jeune femme l’éblouit à tel point qu’il demeura un instant sans voix, la tête levée vers cette extraordinaire apparition, oubliant de guider son cheval. C’est que Bianca possédait réellement un éclat peu commun. La couleur blond fauve foncé, nuancée de roux, de sa chevelure, ce magnifique et si rare blond vénitien mettait en valeur un teint transparent, des yeux sombres, profonds et lumineux en même temps, une pureté de traits plus que classique. Le prince en tomba amoureux au premier regard et d’un si violent amour qu’il n’eut de cesse de se faire présenter sa belle Vénitienne.
Une grande dame, la marquise de Mondragone, se chargea de l’agréable commission. Elle entra en relation avec Bianca, l’attira chez elle, où, comme par hasard, François venait assez souvent. L’étoupe et la flamme étant ainsi mis en présence, il suffisait de souffler légèrement.
— Savez-vous, ma chère, que le prince François est follement épris de vous ? dit un matin la marquise à Bianca.
La jeune femme rougit, se troubla infiniment trop pour que l’officieuse dame n’en tirât pas les plus heureuses conclusions. Bianca, cependant, balbutiait :
— Vous me flattez, Madona… Mes mérites sont trop minces pour attirer les regards d’un si grand prince.
— Que voilà de l’hypocrisie, s’écria la marquise en riant. Vous n’en pensez pas un mot, Bianca ! Et j’irai même jusqu’à insinuer que la vue du prince ne vous laisse pas insensible. Ai-je raison ?
Pour éviter de répondre, la jeune femme détourna les yeux, le visage brusquement empourpré. Elle éprouvait une gêne à avouer l’impression que lui avait produite la vue de François. Dans cet homme jeune, courtois et galant, elle retrouvait enfin l’atmosphère à laquelle, jeune fille, elle était habituée dans le palais de ses parents. Il n’était pas comme Pietro un rustre avide. Il était de la même race qu’elle : un seigneur !