Comme la marquise de Mondragone paraissait attendre une réponse, Bianca se contenta de murmurer :
— C’est toujours avec un très vif plaisir que je rencontre Son Altesse, chère amie.
— À la bonne heure, fit celle-ci en riant. Vous ne vous compromettez guère… et j’espérais mieux.
Mais Mme de Mondragone avait vu juste : François était follement épris de Bianca et Bianca le lui rendait sans peine. La passion fit le reste. Une nuit, le prince se glissa dans la maison des Buonaventuri dont la porte avait été laissée ouverte comme par hasard. Pietro était absent : une affaire du côté de Pontasieve qui devait le retenir un jour ou deux… Et cette nuit-là, dans la maison de Pietro, Bianca devint la maîtresse de François avec la bénédiction de son époux et de ses beaux-parents par-dessus le marché.
La liaison des deux amants n’allait guère tarder à devenir publique. François, fier de sa maîtresse, l’étala avec une insolence qui n’eut d’égale que la servile complaisance du mari. Pietro, en effet, couvert d’or et de bénéfices par le prince, se montrait plus que discret. Et tout eût été pour le mieux dans le meilleur des mondes, si le duc Cosme ne se fût inquiété de l’état des choses. Pour rejoindre Bianca dans la maison de la piazza San Marco que les Buonaventuri lui ouvraient avec une extrême libéralité, François devait traverser quasiment toute la ville qui, de nuit, était aussi peu sûre que possible. Mécontent, Cosme Ier fit déposer chez son fils, avec l’ordre de venir lui parler, la lettre suivante :
« Les promenades solitaires et nocturnes par les rues de Florence ne sont bonnes ni pour l’honneur ni pour la sûreté, surtout lorsque l’on fait de ces promenades une habitude de chaque nuit. Et je ne puis vous dire quels sont les mauvais résultats qu’une pareille conduite peut produire… »
Cosme savait de quoi il parlait. Lui-même avait installé dans sa ville de Careggi sa maîtresse, Camilla Martelli, une belle Florentine avec laquelle il vivait depuis la mort d’Éléonore de Tolède, survenue en 1562. François soupira et s’en alla voir son père.
— Outre le danger que vous courez, lui dit Cosme en se promenant avec lui sur la terrasse de la grande villa d’où l’on apercevait le merveilleux paysage florentin piqué de cyprès noirs et d’oliviers argentés, vous troublez mes plans. Vous n’ignorez pas les démarches que je fais en ce moment auprès de l’empereur Maximilien pour obtenir la main de l’archiduchesse Jeanne d’Autriche que je voudrais vous voir épouser.
— Que me parlez-vous d’une autre femme, mon père ? C’est Bianca que j’aime, c’est elle que je veux !
— Votre Bianca est mariée et de plus, elle n’est pas princesse. Gardez-la comme maîtresse autant que vous voudrez, mais épousez l’archiduchesse ! Il vous faut une descendance digne de nous, digne de la Toscane.
Je ne vous demande que de mettre un brin de discrétion dans vos amours. Tout Florence en jase et les échos vont loin. Au moins, jusqu’à ce mariage auquel je tiens, tâchez de faire montre de prudence.
Malgré son amour, François pouvait entendre la voix de la raison. Et puisque son père ne cherchait pas à lui arracher celle qu’il aimait, il ne voyait aucun inconvénient à obéir. Docilement, mais non sans avoir juré à Bianca un éternel amour, il partit pour l’Autriche et s’en alla épouser Jeanne, qui était trop insignifiante pour lui faire oublier sa belle maîtresse. Elle était jeune bien sûr, mais noiraude et maigrichonne, avec guère de grâce et encore moins de charme. Seulement de l’allure, ce qui pour Cosme Ier était le principal. Une princesse devait avoir l’air d’une princesse, même si elle était laide !
Quand il eut triomphalement ramené au palais Pitti son épouse autrichienne, François pensa qu’il en avait assez fait pour la Toscane et retourna avec enthousiasme à ses amours. D’ailleurs Jeanne attendait déjà un enfant…
Dès lors, une pluie d’honneurs et de prébendes s’abattit sur l’ancien commis de la banque des Salviati. Nommé gentilhomme de la garde-robe, tandis que Bianca devenait dame d’honneur de la princesse Jeanne, Pietro reçut une telle foule d’avantages financiers qu’un surnom lui fut bientôt administré par la langue acérée, mais non dépourvue d’esprit, des gens de Florence. On ne l’appela plus que Pietro Cornes d’Or…
Cependant, pour éviter à François les randonnées au bout de la ville, le couple avait reçu de sa munificence un petit palais via Magio, sur la rive droite de l’Arno, tout près du palais Pitti. Un couloir souterrain reliait la demeure de Bianca à celle de son amant et facilitait leurs amours qui, à mesure que le temps passait, semblaient devenir toujours plus passionnées et plus ardentes. Il est vrai que jamais la jeune femme n’avait été plus belle. Sa beauté s’épanouissait dans une telle harmonie que le prince commanda son portrait au Bronzino, le plus célèbre peintre de Florence à cette époque.
Malheureusement pour lui, Pietro Buonaventuri appartenait à cette catégorie d’individus qui en veulent toujours plus. Parvenu à un rang et à une fortune que, même dans ses rêves les plus fous, il n’avait jamais espérés, il n’en fut pas plus heureux pour autant. Il menait fort joyeuse vie, avec une bande de mauvais garçons de son acabit, agaçant Florence de ses aventures et de l’écho de ses débauches. Mais lorsqu’il rentrait chez lui, c’était pour éclater en récriminations. Il n’était jamais satisfait, il réclamait toujours plus d’or, toujours plus de titres. Son outrecuidance, non plus, ne connaissait pas de limites. Elle le poussa même à employer vis-à-vis du prince un ton insolent et revendicatif qui finit par indisposer celui-ci.
— Cet homme devient insolent, fit-il un soir. En vérité, on croirait que tout lui est dû ! Je m’attends à ce qu’un jour il me vienne demander de lui céder mon droit à l’héritage sur la Toscane…
Naturellement, cette boutade fut entendue de plusieurs gentilshommes et, entre autres, d’un certain Roberto de Ricci, qui avait récemment eu maille à partir avec Pietro à cause d’une belle fille. Ricci n’hésita pas. Il alla froidement proposer à François de le débarrasser de Pietro, demandant seulement que l’impunité lui fût assurée.
— Faites comme il vous plaira, répondit le prince. Je ne sais rien, je ne vois et ne verrai rien…
C’était, dans le style de Pilate, un blanc-seing comme un autre. Ricci s’en contenta.
Dans la nuit du 24 au 25 août, Pietro Buonaventuri revenait par les rues après une soirée de fête au palais Strozzi. Il avait beaucoup bu et ne se sentait pas solide sur ses jambes. La nuit d’été était sans lune, mais le mari de Bianca pouvait se diriger presque automatiquement. Il avait si souvent parcouru ce même chemin dans des circonstances analogues.
Il venait de franchir l’Arno au pont Santa Trinita et apercevait déjà, dans l’ombre, la forme trapue de son palais, sa porte en ogive et ses larges fenêtres grillagées de fer. Soudain, une troupe d’hommes bondit sur lui, la dague haute, en criant : « Tue-le. » Avant que le malheureux n’ait pu seulement se reconnaître, il s’écroulait à terre, la gorge traversée de plusieurs coups de dague.
Leur coup fait, les hommes de Roberto Ricci s’enfuirent, laissant sur place le cadavre. Au soleil levant, un maraîcher du Val di Pesa, qui apportait ses légumes au Vieux Marché, le découvrit et donna l’alerte. On ramena Pietro à son domicile, où sa femme, apparemment éplorée, et les servantes le lavèrent, le vêtirent et l’exposèrent sur un lit de parade.
Après quoi, Bianca, de noir vêtue, tenant par la main sa petite fille, s’en alla au palais Pitti implorer justice contre les assassins de son époux. Le grand-duc Cosme la releva avec bonté, l’assura que tout serait fait pour lui donner pleine et entière satisfaction… et classa l’affaire. D’ailleurs, ayant donné à la cour ce superbe exemple de vertu conjugale, Bianca n’eut pas le mauvais goût de revenir à la charge. Elle se hâta d’oublier Pietro pour se consacrer entièrement à ses ambitions.