Un projet d’envergure lui était venu, né de l’amour sans cesse grandissant que lui portait François : celui de se faire épouser et d’être un jour grande-duchesse de Toscane. Pietro était mort et la santé de l’archiduchesse Jeanne n’était pas des meilleures. Cela laissait place à bien des perspectives.
De son côté, Jeanne d’Autriche ne voyait pas sans colère ni indignation l’influence que Bianca avait sur son mari. François ne cachait aucunement ses amours, et l’archiduchesse, sans cesse humiliée, réduite à l’état de mère poule par des maternités successives, sentait la haine et la rancœur gonfler son âme contre la Vénitienne qu’on lui avait donnée comme dame d’honneur. Celle-ci le lui rendait au centuple et ne perdait pas une occasion de desservir la princesse auprès de son époux.
Ponctuellement, depuis le mariage, Jeanne avait donné sept enfants à son mari : un garçon, Filippo, qui, de petite santé, ne vécut pas vieux, et six filles dont l’une, Marie, devait, en épousant Henri IV, devenir reine de France.
Ces nombreuses grossesses avaient épuisé le corps débile de la princesse dont, en outre, le moral n’était pas des meilleurs. Elle cherchait dans la religion la consolation de ses misères, mais sans parvenir à en effacer l’amertume. Délaissée, bafouée, écrasée par le luxe insolent de sa rivale, Jeanne, au surplus, ne se sentait plus en sécurité derrière les murs cyclopéens du palais Pitti. La mort de Cosme 1er lui avait ôté son meilleur défenseur et d’être devenue grande-duchesse ne la rassurait pas. Un fait significatif devait renforcer ses craintes : les deux sœurs de François, Lucrèce, duchesse de Ferrare, et Isabelle, duchesse de Bracciano, avaient toutes deux été assassinées par leurs maris, l’une par le poison, l’autre étranglée. Et comme Jeanne déplorait le sort tragique de ces belles jeunes femmes et faisait prier pour elles, François, hors de lui, s’était écrié un soir :
— Si vous pleurez encore ces deux sottes-là, je vous enverrai les rejoindre, et un peu vite !
Comment ne pas être terrifiée devant une telle menace ? Certes Jeanne craignait pour sa vie et non sans raison. Elle sentait Bianca à l’affût derrière chacun de ses gestes, épiant, attendant son occasion…
Au début de l’année 1578, comme elle attendait son huitième enfant, elle se sentit à ce point lasse et malade qu’elle ne pouvait plus se déplacer sans aide : il fallait la porter d’une pièce à l’autre, ou au jardin pour respirer un peu d’air. Or, un matin où elle se rendait sous les ombrages de la colline de Boboli où s’adosse le palais, les gens chargés de porter l’espèce de chaise dans laquelle elle se faisait véhiculer la lâchèrent si malencontreusement, en plein escalier, que la malheureuse Jeanne dévala en roulant tous les degrés de marbre. On la ramassa à moitié morte. Quelques heures plus tard, elle faisait une fausse couche et expirait dans d’affreuses souffrances.
Ces porteurs maladroits avaient été introduits, peu de temps auparavant, dans le service de la princesse par les soins de Bianca elle-même.
Le chemin était libre, désormais, entre l’ambitieuse et la couronne grand-ducale. Débarrassé d’un père gênant et de sa femme, François, désormais seul maître de la Toscane, proclamait son intention d’épouser sa maîtresse. Les choses s’aplanissaient devant Bianca grisée de joie et d’orgueil. Est-ce que la Sérénissime République de Venise, sa patrie, qui l’avait reniée, pourchassée, méprisée hautement, ne venait pas d’effectuer pour elle un de ces retournements spectaculaires dont les politiciens de Saint-Marc étaient coutumiers ? Elle avait adopté la fille séduite en la proclamant sa « fille très particulière », ce qui lui donnait rang de princesse. Quant au père, ce Bartolomeo Capello si cruellement offensé jadis, il venait de faire le voyage de Florence tout exprès pour embrasser son enfant et assister, si faire se pouvait, à son couronnement. Le glorieux chemin du trône s’ouvrait devant la Vénitienne.
Pourtant, au milieu de cette euphorie, quelques ennemis, noirs présages de drame, se préparaient à jouer les trouble-fête. Le premier était le propre frère de François, le cardinal Ferdinand de Médicis. Quand il avait appris le futur mariage, il avait explosé de fureur :
— Il faut que vous soyez fou, mon frère, pour donner comme maîtresse à Florence la suivante de votre femme, une catin poissée de sang dont la ville entière connaît les exploits…
— Je ne suis pas fou et vous ordonne de vous taire ! Ou bien vous vous inclinerez devant la nouvelle grande-duchesse ou bien vous partirez, mon frère ! avait riposté François hors de lui.
— Inutile de me le conseiller ! Mes équipages sont prêts et je regagne Rome. J’ai trop le respect de ma robe cardinalice et celui du souvenir de ma mère pour assister à une telle comédie. L’adoption de Venise ne change rien. Même couvert d’or, un mulet ne devient pas pur-sang. Ni Florence ni l’Autriche n’accepteront ce mariage.
Et il était parti avec un dernier haussement d’épaules, à la vue de quoi François avait cru étouffer de fureur parce qu’il sentait que le cardinal n’avait pas tort. Mais peut-on lutter contre un tel entraînement de passion ? François était envoûté par Bianca. Et c’était ce dont se rendait parfaitement compte l’autre ennemi de la future princesse, un ennemi singulièrement puissant et redoutable : le peuple de Florence dans son intégralité, ainsi que l’avait prédit le cardinal.
Dire que les Florentins n’aimaient pas Bianca serait faible. On la haïssait, pour son orgueil et son avidité, avec une extraordinaire violence. On l’exécrait tellement qu’il n’arrivait rien de mauvais dans la ville sans que la responsabilité n’en fût attribuée à celle que Florence appelait la Strega (la Sorcière).
Malgré les menaces et les arrestations, la maîtresse du prince ne pouvait sortir en ville sans recevoir des pierres. Le débordement haineux était tel que François en tomba malade et dut aller passer quelques jours à l’île d’Elbe pour se remettre. Il savait qu’il aurait dû renoncer au mariage, mais il n’était pas capable de résister à Bianca. Et elle voulait être grande-duchesse ! Le 12 octobre 1579, les cloches du Dôme carillonnèrent à la volée pour le couronnement de la nouvelle souveraine. Les canons tonnaient, les cloches de la cité sonnaient, le peuple emplissait les rues. Mais son immense voix se taisait et la police s’efforçait d’effacer à la hâte les graffitis injurieux, orduriers même, qui couvraient les murs de la ville sur le passage du cortège et jusque sur les marches de la cathédrale…
Devant cette énorme et muette réprobation, le grand-duc pensa qu’il valait mieux délaisser un moment le palais Pitti.
François et Bianca s’installèrent dans l’une des magnifiques villas médicéennes qui, avec leurs merveilleux jardins, ponctuent la campagne toscane. Ils délaissaient Florence, son peuple au bord de la révolte et ses ruelles dangereuses pour vivre agréablement au grand soleil, en pleine nature. Mais pris entre ses études de chimie et sa passion pour Bianca, François négligeait totalement les affaires de l’État. Le mécontentement grandit encore, attisé par les agents du cardinal Ferdinand qui travaillaient sans peine une terre toute préparée.
Bianca, plus avisée que son époux, se rendit compte de cet état de fait. La réprobation était publique. L’archevêque même se déchaînait en chaire contre « la Sorcière » et fulminait contre le duc indigne. Ce n’était pas ainsi, presque cachée, qu’elle voulait régner. Pour tenter de parer au danger qu’elle sentait s’amplifier, elle écrivit elle-même à Ferdinand, plaidant pour un rapprochement entre les deux frères. Le grand-duc, disait-elle, se consolait mal d’être brouillé avec les siens.