Or, il lui fallait une épouse pour lui-même et justement, quelques années plus tôt, des projets de mariage s’étaient ébauchés avec la petite Béatrice d’Este. Il était temps, pensa Ludovic de les mettre à exécution.
Le buste que rapporta Cristoforo Romano ne souleva, comme l’avait prévu le sculpteur, qu’un enthousiasme très restreint chez le sensuel duc de Bari.
— Ainsi, c’est là ma fiancée ? dit-il en contemplant l’œuvre de son envoyé. Et c’est un portrait fidèle que tu m’as fait là ?
— Fidèle quant aux traits, Votre Grâce, mais mon ciseau a été impuissant à rendre le charme et la vivacité qui émanent de la princesse. Elle semble faite de vif-argent et cependant sa dignité est sans exemple. En vérité, nul ne saurait lui résister. Il faut la voir, seigneur, le marbre est trop froid, trop conventionnel, pour cette flamme sans cesse en mouvement.
— Peste, quel enthousiasme ! Tu me montres là une gentille gamine et tu en parles comme d’une sylphide.
— Voyez-la, Monseigneur, je crois que vous serez conquis.
Ludovic le More eut une moue dubitative. Depuis bientôt dix ans, il était amoureux de l’éblouissante Cecilia Gallerani, la plus belle fille de Milan, la plus savante aussi. Une âme de poète dans un corps de nymphe ! Elle l’avait envoûté, réduit à l’esclavage. Pour célébrer sa beauté, il avait emprunté au maître de Florence, Laurent le Magnifique, l’un des admirables peintres dont sa ville était si riche.
Le Magnifique lui avait envoyé un personnage à peu près inconnu mais qui se doublait d’un habile ingénieur et qui savait faire toutes choses. C’était un homme grand et majestueux, d’une extraordinaire beauté et dont le regard semblait toujours aller au-delà des choses humaines. Il s’appelait Léonard de Vinci.
Le nouveau venu fit de Cecilia un admirable portrait (La dame à l’hermine) et devint le meilleur ami de son maître.
Épouser Béatrice, cela voulait dire se séparer de Cecilia, du moins en apparence, car le duc ne se sentait pas le courage de renoncer définitivement à elle. À son ami Sanseverino qui lui posait la question, il répondit après mûre réflexion :
— Je vais la marier, mais à quelqu’un dont je n’aurai rien à redouter. Le vieux comte Bergamini fera l’affaire, moyennant une belle somme en or, car il saura fermer les yeux. J’espère qu’ainsi la susceptibilité de dona Béatrice sera mise à l’abri. Tu penses bien que je ne vais pas me priver de ma merveilleuse Cecilia pour une gamine aux grosses joues.
Le 21 janvier 1490, Béatrice d’Este faisait à Milan sa joyeuse entrée au milieu d’un faste inimaginable qui fit pincer les lèvres de la duchesse Isabelle. En vérité, on n’en avait pas déployé autant pour elle-même… Cela démontrait clairement que Ludovic se prenait réellement pour le maître de Milan.
C’était d’ailleurs bien ainsi qu’il l’entendait, mais à sa grande surprise, le régent s’éprit sur-le-champ de la « gamine aux grosses joues ».
« Cristoforo n’a pas menti, songeait-il en la regardant marcher à ses côtés dans sa robe d’or et d’hermine. La pierre froide est incapable de rendre l’intensité de vie qui se dégage de cette enfant hardie et joyeuse. »
Elle était bien, en effet, une flamme sans cesse en mouvement. Il émanait d’elle, de ses vifs yeux noirs surtout, un charme irrésistible. Elle avait une manière à elle de regarder, avec un sourire mi-timide mi-moqueur, son imposant époux, éblouissant d’or et de pourpre, qui le confondait et lui donnait envie de la battre et de l’embrasser tout à la fois.
Ils découvrirent instantanément qu’ils s’entendaient à merveille. Ils aimaient à un degré égal le faste, le pouvoir… et l’amour. Et si « Bice », comme il l’avait tendrement surnommée, n’avait pas la beauté célèbre de sa sœur Isabelle, marquise de Mantoue, renommée dans l’Europe entière, elle avait un appétit de vivre qui la rendait éblouissante alors que l’énergie débordait de son petit corps mince et vigoureux. La cour entière, comme son mari (que de son côté elle avait rebaptisé « Vico »), en raffola, et elle sut gagner l’amitié du grand peintre au regard de rêve.
Mais si elle était pleine de qualités séduisantes, Béatrice était aussi affreusement jalouse et « Vico » n’allait pas tarder à s’en apercevoir… au cours d’une scène demeurée mémorable.
— Cette Cecilia est ta maîtresse ! cria Béatrice en frappant du pied. Ne le nie pas, je le sais. Comme je sais que l’enfant qu’elle vient de mettre au monde est le tien.
Elle était rouge de fureur et la résille d’or ponctuée de rubis censée retenir ses épais cheveux glissait dangereusement de côté. Ludovic s’efforça, en contrepartie, de demeurer calme.
— Quelle idée folle, Bice, mon cœur. La comtesse Bergamini est en puissance d’époux et le comte…
–… n’est qu’un vieux débris, comme tout Milan le sait. Ne t’abaisse donc pas à mentir. Cela m’offense plus encore. Je n’ai d’ailleurs aucunement l’intention de faire scandale, mais tu devras choisir : ce sera elle ou moi. Si tu gardes cette femme, je retourne à Ferrare et je demande au Saint-Père d’annuler notre mariage.
— Tu ne feras pas cela ! Tu sais très bien que je t’aime… que je tiens à toi.
— Alors, prouve-le-moi en ne mettant plus les pieds au palais Bergamini.
Avec un soupir étouffé, Ludovic promit. Bon gré, mal gré, il lui fallut bien s’exécuter. Bice, il le savait, était tout à fait capable de mettre sa menace à exécution. Or, il tenait réellement à elle et ne voulait pas la perdre, surtout depuis qu’il la savait enceinte. Si c’était un fils, il pourrait plus aisément lutter contre le couple ducal qui en avait un depuis quelques mois.
Bientôt, il le savait, il faudrait se battre ouvertement pour Milan, car les relations se tendaient entre les deux ménages, et Béatrice y était pour beaucoup.
Ayant vécu à Naples dans son jeune âge (sa mère était aussi une Aragon), elle connaissait Isabelle depuis longtemps, mais à présent qu’elles vivaient côte à côte, Béatrice avait de plus en plus de peine à supporter Isabelle, et vice versa. L’orgueil de Béatrice souffrait de ne pas être la première dans Milan et Isabelle jalousait le luxe dans lequel vivait Béatrice, qui dépassait de beaucoup son propre train de vie, assez modeste. En effet, s’il couvrait son épouse d’or et de pierreries, Ludovic se montrait d’une étrange ladrerie lorsqu’il s’agissait du couple ducal. Et c’était lui qui tenait les cordons de la bourse.
Il lui avait assigné, comme résidence, le château de Pavie, à quelques lieues de Milan, alors que lui et Béatrice occupaient le grand château Sforza au cœur de la cité. Le jeune duc, en ce qui le concernait, ne s’en plaignait pas. Délivré des soucis du pouvoir, il pouvait tout à son aise chasser et courir les filles, mais la fierté d’Isabelle souffrait. De violentes altercations l’opposèrent à Ludovic, qu’elle accusait de vouloir déposséder son neveu. Elles n’obtinrent d’autres résultats que de bonnes paroles et des protestations de dévouement.