Avec insolence, Giovanni da Casale haussa les épaules. Il jugeait stupide une résistance aussi acharnée contre un ennemi tellement plus puissant, et ne s’en cachait pas.
— Voilà bien les femmes ! Elles sont incapables de croire à la parole d’un homme, d’un capitaine.
— Parce que les hommes sont rarement dignes de foi. Je connais César, mon ami, c’est l’avantage que j’ai sur toi. Il me hait, et bien davantage encore depuis que j’ai refusé pour mon fils Ottaviano la main de sa sœur, la trop fameuse Lucrèce.
— Pourquoi ces offres aimables, alors, puisqu’il est sûr de gagner ?
— Parce qu’il craint de se couvrir de ridicule aux yeux de ses alliés. Ton capitaine en est à sa première campagne, Giovanni. Souviens-toi qu’il n’y a pas deux ans, ce foudre de guerre était encore cardinal, qu’il a tué son frère Juan pour prendre sa place et qu’à peine la simarre jetée aux orties, il s’est marié avec la complicité de son lamentable père !
« Qu’attendre de cet assassin, de ce défroqué, fils d’un prêtre concussionnaire et débauché ? Je hais les Borgia, Giovanni, et il me plaît de voir César trépigner de rage, avec sa belle armée, devant la porte d’une femme.
— Et c’est pour cette satisfaction que nous devons tous périr, jusqu’au dernier ?
Elle le toisa, frappée tout à coup par une cruelle déception.
— Je ne pensais pas que la mort pût effrayer un soldat, Giovanni, ou même un homme véritable. Mais peut-être après tout n’es-tu ni l’un ni l’autre ?
II
La captive aux chaînes d’or
Ce soir-là, Catherine demeura longtemps sur le rempart après que son amant eut disparu, sans doute pour aller chercher au fond d’un broc de vin l’oubli de la peur que lui inspirait César Borgia. Jamais comme cette nuit, elle n’avait éprouvé à ce point le besoin de solitude. Peut-être parce que son âme indomptable portait maintenant une fêlure.
Résister lui avait paru facile, vivifiant même, tant qu’elle avait imaginé que le cœur de celui qu’elle aimait battait à l’unisson du sien. Mais avec quelques phrases, l’idole avait vacillé sur ses pieds d’argile et s’était effondrée dans la boue. Un lâche ! Giovanni n’était qu’un lâche. Elle l’avait cru sans peur, sinon sans reproche, et à découvrir en lui un couard, elle éprouvait une sorte de malaise physique proche de la nausée.
Elle n’avait pas de chance, décidément. Hormis Jean de Médicis, tous les hommes qui avaient joué un rôle quelconque dans sa vie étaient des lâches, depuis Girolamo Riario, son premier mari, jusqu’à ce Giovanni da Casale, en passant par le beau et stupide Feo, son second époux. On eût dit qu’elle attirait les pleutres, elle dont la vaillance était célèbre dans toute la péninsule.
La dame de Forli allait enfin quitter le chemin de ronde pour prendre quelque repos quand une flèche siffla et vint s’enfoncer en vibrant dans la porte de l’escalier, non loin d’elle. Quelque chose de blanc, un papier sans doute, était attaché à l’empennage.
Elle le détacha, le lut, et un sourire mélancolique vint éclairer son beau visage. C’étaient des vers d’amour, un court poème écrit en français et qui célébrait à la fois son courage et sa beauté. Ce siège, décidément, n’avait rien d’habituel et si Borgia se révélait un ennemi acharné, les Français qui l’aidaient par ordre du roi Louis XII étaient de bien curieuses gens. Ils assiégeaient la forteresse d’une femme qu’ils couvraient de vers et de déclarations enflammées…
Car ce billet n’était pas un cas isolé. Il en tombait sur le chemin de ronde trois ou quatre chaque nuit, et ce n’étaient jamais des lettres anonymes ; poèmes ou billets doux étaient toujours signés, parfois de fort grands noms, et tous comportaient autant de passion que de fautes d’orthographe, ce qui n’était pas peu dire !
Fourrant le papier dans son aumônière, la comtesse se décida enfin à regagner ses appartements, mais sans qu’elle pût expliquer pourquoi, son cœur était un peu moins lourd. Ces hommages venus du camp ennemi apaisaient quelque peu sa déception, car elle était trop femme pour ne pas se montrer sensible, si peu que ce fût, à une dévotion qui employait de tels moyens pour se faire connaître.
Le lendemain matin, Borgia fit une nouvelle tentative de conciliation, encore plus mal reçue que la veille. La dame de Forli lui rit au nez, et comme il offrait pour caution de sa bonne foi les paroles d’honneur du bailli de Dijon et du seigneur d’Allègre, elle lui répliqua fort vertement que « là où manquait le principal, il n’y avait que faire de l’accessoire… ». On ne pouvait, selon elle, être bon gentilhomme, même si l’on était roi de France, en étant l’allié d’un bandit tel que César Borgia !
Naturellement, après une entrevue de cette aménité, le Valentinois rentra au palais de la cité à peu près fou de rage, jurant qu’avant peu, il aurait raison de cette femme indomptable. Et cela, par n’importe quel moyen !
Or, il se trouva que ce moyen vint à lui le soir même, sous la forme d’un homme masqué, entièrement vêtu de noir, qui se présenta au palais et demanda à lui parler personnellement :
— Si je vous livre la forteresse de Ravaldino, que ferez-vous de moi, seigneur duc ?
L’œil froid de César s’alluma brièvement, tandis qu’un sourire glissait sous le masque de velours noir. Ce langage lui convenait car il le comprenait. Un traître. C’était tout juste ce qu’il lui fallait. Mais il avait l’impression de connaître cette tournure, de l’avoir déjà vue plusieurs fois.
— Qui êtes-vous ?
— Que vous importe si je vous donne ce que vous souhaitez.
— Je n’aime guère les gens masqués quand ce n’est pas pour une raison aussi valable… que la mienne.
— Elle est aussi valable, croyez-moi… peut-être craigné-je moi aussi de faire horreur. Mais nous perdons du temps ! Que m’offrez-vous contre la forteresse ?
— Vous croyez-vous en mesure de vous montrer fort exigeant ? Tôt ou tard, Ravaldino tombera. Il faudra bien que le comtesse Catherine cède, car je sais qu’aucun secours ne lui viendra.
— Mais dans combien de temps ? Croyez-moi, si je vous dis que vous pouvez encore être retenu ici jusqu’au printemps. Qu’en sera-t-il alors de votre réputation ? Ne fût-ce qu’aux yeux de vos alliés, qui déjà n’ont que trop tendance à admirer leur ennemie.
Il y eut un silence. Puis, à nouveau, César sourit. Il savait maintenant qui était l’homme assez lâche pour livrer une femme.
— Venez, fit-il en se dirigeant vers une petite porte basse. Nous allons en discuter dans mon cabinet.
Le 12 janvier 1500, les crieurs de César Borgia parcoururent les rues de Forli, ordonnant aux habitants de se rendre aux bords de la forteresse en apportant chacun une fascine. Celui qui mettrait quelque mollesse à l’accomplissement de cette tâche serait pendu quels que soient son âge ou son sexe.
— Nous sommes dimanche, clama César depuis le balcon du palais et vous verrez que mardi, la comtesse sera entre mes mains. J’ai parié trois cents ducats qu’il en serait ainsi. Malheur à celui qui me fera perdre !
Il n’était pas question de discuter. Chacun obéit, certains avec un affreux sentiment de honte, d’autres avec l’espoir de toucher une fabuleuse récompense, car l’on disait que Borgia avait promis cinq mille ducats à qui lui livrerait la forteresse et la comtesse. Sans se douter d’ailleurs le moins du monde que le futur bénéficiaire des cinq mille ducats était déjà trouvé. Le traître était prêt à agir.
Le jour même, les troupes pontificales se ruèrent à l’attaque. Les canons avaient enfin réussi à ouvrir deux brèches en tirant sur deux points de la muraille dont rien ne révélait extérieurement la faiblesse, mais qu’un avis judicieux leur avait signalé. Les assiégés se précipitèrent pour les colmater, mais durent se replier sous une véritable rafale de projectiles. La comtesse comprit que sa ruine était imminente, mais pas un instant l’idée de capituler n’effleura son âme vaillante.