C’est à cause de l’une d’elles, la Martuccia, qu’une violente querelle avait éclaté entre le cardinal Carlos et l’un des officiers de son frère le duc. On avait vu le prélat, en habit séculier, mettre l’épée à la main pour arracher la fille au jeune homme, un certain Marcello Capecci, Napolitain lui aussi et de sang non moins bouillant que l’impétueux cardinal. On avait pu séparer les furieux, mais le scandale avait été énorme en dépit des efforts du duc de Soriano pour l’étouffer.
En effet, cruel et violent, mais tenant particulièrement à la dignité de son entourage, le duc avait fait arrêter Lanfranchi et Capecci, mais avait dû les relâcher à cause du bruit énorme que cela faisait au palais de son frère. Un bruit tel qu’il était parvenu jusqu’aux oreilles de Fra Bartolomeo.
— Très Saint-Père, dit celui-ci à Paul IV, la mesure est comble. Si Votre Sainteté n’agit pas contre ses neveux, on dira dans toute l’Europe qu’elle leur montre vraiment trop d’indulgence. Passe encore pour les soupers, les chasses, le luxe écrasant, mais qu’un cardinal se batte pour une courtisane, cela ne se peut concevoir !
— Je ne le sais que trop, mon frère ! Et si je n’ai pas sévi sur l’heure c’est parce qu’il m’en coûte de frapper ceux qui, jusqu’ici, avaient toute mon affection. Mais vous avez raison : il faut un exemple.
Voilà pourquoi, trois jours plus tard, le duc, sa femme et sa maison prenaient le chemin du vieux château de Soriano, tandis que le marquis Antonio, qui n’était cependant pour rien dans l’affaire, regagnait Montebello, et que le principal coupable s’en allait réfléchir à Civita Lavinia, au milieu d’insalubres marais. Ce jour-là, le Saint-Père demeura toute la journée en prière dans la chapelle Sixtine, implorant Dieu de vouloir bien pardonner à sa famille coupable et à lui-même dont la trop grande indulgence avait permis ces excès.
— Faites-vous oublier, leur avait-il recommandé en les quittant. Malheureusement, les événements à venir allaient dépasser de beaucoup ses craintes et noyer sa famille dans un bain de sang.
L’antique forteresse de Soriano, bâtie au XIIe siècle par les Orsini, n’avait rien de réjouissant, et lorsqu’elle laissait errer son regard sur le morne paysage d’alentour, la duchesse Violante ne pouvait se retenir de soupirer. Qu’ils étaient loin son beau palais romain, l’élégance de sa chambre, le faste de ses réceptions ! Ici, elle n’avait trouvé que des murs nus, des cheminées qui tiraient mal, des courants d’air et de grossiers paysans. Mais elle avait trop d’orgueil pour se plaindre. Née Violante de Cardona, antique famille espagnole qui avait donné à Naples plus d’un vice-roi, elle était cuirassée par le sentiment de son rang. C’était cet orgueil de caste qui l’avait toujours empêchée de succomber aux nombreuses prières d’amour que faisait naître sa beauté. Une duchesse de Soriano ne pouvait déchoir jusqu’à prendre un amant.
— Pourtant, Madame, disait sa confidente, Diana, votre vie est si sombre, si sévère. Le duc vous trompe et vous lui demeurez immuablement fidèle. N’avez-vous donc point de cœur ? Un cœur a besoin d’aimer.
— Le sentiment de l’honneur me tient lieu d’amour, Diana, répliquait Violante en fronçant ses épais sourcils noirs. Et je n’aime pas que tu entames ce sujet. Qu’ai-je à faire de l’amour ?
— Ce que toute femme en fait, Madame.
— C’est donc que je ne suis pas une femme, concluait la duchesse avec un rire un tout petit peu trop nerveux.
— J’en sais pourtant qui meurent d’amour pour vous sans oser le dire.
— Et tu meurs d’envie de me dire qui. Non, ma chère, je ne veux rien entendre. Ceux qui osent lever les yeux sur moi sont des impudents et des présomptueux.
Diana finissait par se taire, mais n’en pensait pas moins. Pour elle, la duchesse jouait un personnage qu’elle ne pourrait assumer toute sa vie. Elle-même, Diana Brancaccio, après avoir connu nombre d’aventures, brûlait d’une dévorante passion pour le beau Domitiano Fornari, écuyer du marquis de Montebello. Or le mariage qu’elle espérait était impossible, Fornari étant de trop basse naissance pour elle. Antonio Carafa, dont elle était cousine, ne voulait pas entendre parler d’une union avec son écuyer pour une femme de sa famille. Et Diana se désespérait, ne voyant aucun moyen de forcer d’aussi puissantes volontés, quand un soir, elle surprit un entretien qui lui donna beaucoup à penser…
Ce soir-là, la duchesse Violante fit appeler Marcello Capecci, ce gentilhomme napolitain qui avait provoqué malgré lui l’exil de la famille, sans autre but d’ailleurs que de lui donner un ordre très banal.
Il était bien rare que la duchesse se trouvât seule avec l’un de ses serviteurs. Il y avait toujours autour d’elle force dames, demoiselles et seigneurs. Mais dans cet exil de Soriano, le service était forcément restreint. Ceux qui n’ont en vue que leur propre fortune en s’attachant à un prince ne se soucient guère de le suivre dans la disgrâce… Toujours est-il que Violante était seule quand le gentilhomme se présenta chez elle.
L’ordre qu’elle avait à lui donner concernait ses lévriers de chasse et fut vite exprimé. La jeune femme, estimant n’avoir rien à ajouter, se détournait déjà pour s’approcher de la fenêtre quand, à sa grande surprise, elle vit Marcello ouvrir la porte, s’assurer que personne ne se trouvait à l’extérieur, la refermer et s’approcher d’elle à nouveau.
— Qu’y a-t-il ? demanda la duchesse un peu nerveusement. Que voulez-vous ?
Pour toute réponse, Marcello commença par mettre un genou à terre puis, levant sur la jeune femme un regard audacieux, il déclara :
— Madame, je vous supplie de ne pas vous troubler et surtout, de ne point vous fâcher des paroles que je vais prononcer mais je ne peux plus les retenir. Il faut que je les dise…
— Des paroles ? Quelles paroles ?
— Voici des mois et des mois que je vous aime, plus que tout, plus que ma vie, plus que le Ciel même ! Je deviens fou, je brûle et…
— Assez !
Violante s’était levée. Son teint doré s’empourpra sous la poussée d’une colère subite. Elle brûlait d’humiliation. Que ce petit gentilhomme sans naissance, sans fortune, osât lui parler d’amour, à elle, fille de Grand d’Espagne, et l’une des premières dames de ce pays, cela pouvait-il se concevoir ? Elle foudroya l’impudent d’un regard lourd de mépris.
— Monsieur, dit-elle sèchement, je vous pardonne votre insolence parce que vous n’êtes rien qu’un malheureux fou. Mais prenez garde à ne jamais répéter ce que vous venez d’oser car, alors, je vous punirai pour les deux fois ! Sortez !
Lentement, Marcello se releva. La passion qui brûlait dans ses yeux sombres s’était brusquement éteinte. À son tour, il toisa la duchesse.
— Qu’elle soit paysanne ou princesse, aucune femme digne de ce nom ne s’offense d’avoir provoqué un amour sincère. J’ai dû me tromper, Madame, vous n’êtes pas une femme !
Et sur un profond salut, le jeune homme se retira. La porte claqua derrière lui un tout petit peu trop brutalement pour que ce fût respectueux. Mais Violante, stupéfaite de cette sortie, ne songea même pas à le rappeler pour lui faire payer son insolence. Les derniers mots qu’il avait prononcés la brûlaient comme un fer rouge. Se pouvait-il vraiment qu’elle ne fût pas une femme, elle que Rome entière avait adorée ?
Elle ignorait que Diana, cachée dans son cabinet à robes, n’avait rien perdu du dialogue et en avait tiré des enseignements. L’amour de Marcello pouvait l’aider, elle, Diana, à prendre barre sur sa maîtresse, pourvu que la duchesse consentît à se laisser quelque peu attendrir. Que la grande dame en vînt à se laisser aller à aimer son gentilhomme et Diana, devenue sa confidente, serait du même coup toute-puissante. Comment, alors, Violante refuserait-elle à sa confidente de l’aider à épouser l’homme qu’elle aimait ? Et qui, mieux que la duchesse, saurait fléchir l’orgueil de son beau-frère ? Mais il fallait pour cela qu’elle devînt la maîtresse de Marcello et à première vue, la chose s’engageait mal.