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En juin, le pape tomba malade, et fut très vite à toute extrémité. Il était si bas qu’il ne pouvait plus supporter que du lait de femme et tétait deux fois par jour une nourrice. Pour tenter de lui rendre vigueur, un médecin juif acheta trois enfants de dix ans et lui fit absorber leur sang… mais rien n’y fit. Début août, le triste règne d’Innocent VIII s’achevait dans l’horreur.

Alors, Borgia jura que le prochain serait le sien, et tandis que, le 3 août, trois caravelles : « La Santa Maria », la « Nina » et la « Pinta » quittaient Palos de Moguer aux ordres d’un illuminé nommé Christophe Colomb, le conclave entrait en séance une fois de plus.

Borgia avait surtout deux rivaux : La Rovere d’abord, naturellement, puis le jeune cardinal Ascanio Sforza, frère de Ludovic le More. Il savait qu’en tant qu’Espagnol, il n’était pas aimé. Alors, distribuant tous ses biens avec une folle prodigalité, il acheta littéralement les voix dont il avait besoin. À Sforza, il promit son palais de Rome et son château de Nepi, à Colonna, le monastère de Subiaco, à Orsini, plusieurs places fortes, au patriarche de Venise, 5000 ducats… et ainsi de suite.

Tant et si bien qu’à l’aube du 11 août, la fenêtre du conclave s’ouvrit pour que fût proclamé le nom du nouveau pape. Et la foule qui attendait apprit que le cardinal Borgia venait d’être hissé au trône de Pierre, d’où il allait régner sous le nom d’Alexandre VI… Et toutes les cloches de Rome se mirent à sonner en même temps.

Au palais de Monte Giordano, Lucrèce tomba dans les bras d’Adriana en pleurant de joie. Juan courut les tripots toute la nuit et s’enivra. César leva les yeux au ciel pour remercier Dieu. Depuis un an, il était évêque de Pampelune… mais à présent que son père était pape, il espérait bien pouvoir un jour jeter aux orties cette soutane dont il avait horreur.

III

Le cœur de Lucrèce

Le soir tombait sur Rome. La lourde chaleur qui avait accablé la ville tout au long de ce jour d’août 1497 demeurait encore, à peine allégée. Elle semblait sourdre des murs de chaque maison, de chaque palais. Le Tibre, presque à sec, montrait ses bancs de sable comme un vieux tapis sa corde. Et des marais d’alentour montaient les effluves pestilentiels qui chaque été ramenaient, avec la malaria, le spectre redoutable de la mort noire.

Mais le cavalier qui galopait à bride abattue vers le Colisée ne se souciait ni de la chaleur ni de la peste menaçante. Il passa comme une tempête devant les ruines imposantes du palais de Septime Sévère, se dirigeant vers les thermes de Caracalla. Mais il n’allait pas visiter les ruines, si belles fussent-elles.

Presque en face des thermes, s’élevaient les murs épais d’un couvent, ceinture visiblement trop étroite pour la luxuriante beauté du jardin qu’ils enfermaient. C’était le couvent des dominicaines de San Sisto, une ancienne et noble oasis de paix où l’on recevait les filles de l’aristocratie romaine.

Le cavalier mit pied à terre et se pendit à la cloche du tour. La blanche silhouette d’une religieuse apparut alors derrière l’étroite fenêtre grillée, visage immobile éclairé par la flamme d’une chandelle.

— Que voulez-vous ? Qui êtes-vous ? Les hommes ne sont point admis à cette heure tardive.

— Je sais, ma sœur. Mais je suis Pedro Caldès, camérier de Sa Sainteté le pape, et j’ai un message pour Madame Lucrèce, sa fille bien-aimée.

Le visage disparut du grillage. Un instant, le messager demeura dans l’obscurité. Puis il y eut un bruit de pas légers et une petite porte basse s’ouvrit avec un léger grincement. Un fantôme blanc était devant lui, une chandelle à la main.

— Venez !

Pedro Caldès suivit la religieuse dans l’ombre d’un cloître tout parfumé par les plantes médicinales de son jardin intérieur. Elle ouvrit devant lui une porte, et le jeune homme se trouva dans une chambre qui n’avait rien de commun avec une cellule de moniale. Elle était élégamment et même luxueusement meublée.

Une jeune femme, toute vêtue de mousseline noire, s’y tenait à demi étendue sur une profusion de coussins entassés sur le tapis et feuilletait nonchalamment un gros livre. Elle leva les yeux sur l’arrivant et lui sourit avec lassitude tandis que la religieuse s’éloignait.

— C’est toi, Perrotto ? Tu m’apportes des nouvelles ?

Perrotto était le petit nom d’amitié que le pape avait donné à ce jeune serviteur. Celui-ci mit le genou en terre devant Lucrèce qui s’était relevée et ne répondit pas. Il se contentait de la regarder et pensait qu’elle n’avait jamais été aussi belle que dans ces voiles noirs, ce deuil sévère qu’elle portait obstinément depuis que, le 16 juin précédent, le corps de son frère préféré, Juan, duc de Gandia{5}, avait été retrouvé percé de dix-neuf coups de poignard.

Cela avait été une très sombre histoire. Elle avait mené le pape aux limites du désespoir quand, au matin de ce jour de juin, un marchand de bois du Tibre était venu rapporter l’étrange scène qu’il avait surprise alors que, caché derrière une pile de bois, il montait une garde personnelle contre les voleurs : un cavalier dont le cheval portait un corps inerte en travers de sa selle était arrivé en pleine nuit au bord du fleuve avec deux serviteurs qui, sur son ordre, avaient jeté le corps à l’eau. Or, depuis deux jours, on s’inquiétait du fils aîné d’Alexandre VI et les recherches aussitôt ordonnées n’avaient été que trop concluantes : le cadavre était bien celui de Juan. Quant au meurtrier, son nom n’avait fait de doute pour personne : c’était son propre frère, César, dont son père avait fait un cardinal de Valence.

Une scène affreuse mais secrète avait opposé Alexandre à César. Depuis, chacun au Vatican avait eu l’impression que le véritable maître n’était plus le pape, mais son étrange fils dont on commençait seulement à soupçonner à quel point il pouvait être redoutable.

Lucrèce s’était contentée de pleurer et de s’habiller de deuil, et cela lui convenait. Sa blondeur frêle y devenait plus touchante encore, sa peau claire plus diaphane, ses jolis yeux bleus plus doux. Mais à cette minute, elle oubliait son chagrin, heureuse de l’admiration que ne lui ménageaient pas les yeux de Perrotto.

— Eh bien, s’impatienta-t-elle gentiment. Quelles nouvelles ?

— Il n’y a pas de nouvelles, Madona.

— Vraiment ? Alors pourquoi viens-tu ?

Le jeune homme baissa la tête.

— Pour vous voir… seulement pour vous voir. Depuis que vous êtes partie, depuis que vous vous cachez dans ce couvent, il n’y a plus de soleil dans Rome, plus de lumière au palais. Pardonnez-moi ! Il fallait que je vous le dise.

Si, depuis deux mois, Lucrèce avait fui le Vatican pour enterrer ses dix-sept ans dans ce couvent San Sisto qui avait été celui de son enfance, ce n’était pas avec l’intention d’y pleurer la mort de son frère, mais de s’enfermer avec ses chagrins et de fuir le scandale d’un procès en nullité de mariage.

Quatre ans plus tôt – elle avait alors treize ans –, son père l’avait mariée, sans lui demander son avis d’ailleurs, à l’un de ses condottieri, Jean Sforza, seigneur de Pesaro, qui avait le double de son âge. Depuis, le mariage avait cessé d’être profitable aux Borgia pour plusieurs raisons, la meilleure étant que les Sforza, maîtres de Milan, n’avaient pas apporté au pape toute l’aide qu’il souhaitait lors de la récente incursion en Italie des Français du roi Charles VIII. En outre, leur étoile pâlissait à Milan. Enfin, Sa Sainteté et son fils César souhaitaient joindre Pesaro, la ville du jeune homme, aux États pontificaux.