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Partisan des moyens simples, César avait d’abord tenté de faire assassiner Sforza ; mais prévenu par sa femme indignée, le mari avait réussi à s’échapper. Alors, on avait trouvé mieux : le procès en nullité. Cause : l’impuissance du mari.

Après quatre ans de mariage, et aussi les quelques histoires de femmes que Sforza avait eues à Rome, ce procès faisait sourire car la réputation des Borgia était déjà bien établie et il n’était personne chez leurs nombreux ennemis qui ne se plût à répéter que l’on allait essayer de faire passer pour vierge « la plus grande putain de Rome »… ce qui était fort exagéré.

Et Lucrèce, pour fuir le ridicule, le scandale et la boue, était venue s’enfermer à San Sisto. Est-ce qu’après avoir réclamé le droit de faire devant ses juges la preuve de sa virilité, Jean Sforza pris de peur n’avait pas envoyé, depuis Milan, une lettre déclarant qu’il n’avait jamais consommé son mariage pour la bonne raison qu’il était impuissant… ce qui était tout aussi exagéré ?

Depuis ce jour, la jeune femme, humiliée, refusait farouchement de quitter le couvent. Elle avait même fait repousser une attaque en règle des gardes envoyés par son père pour la ramener de force au Vatican. Peut-être parce qu’elle avait peur à présent, et qu’elle ne savait plus très bien de quelle nature étaient les sentiments que lui inspiraient le pape et César : de l’affection, de la crainte… ou du dégoût ? Peut-être aussi parce que l’un et l’autre l’aimaient trop… beaucoup trop, et d’une façon un peu trop équivoque pour un père et un frère.

Que leur politique leur fît considérer son mariage avec Sforza comme sans intérêt à présent était une chose, mais qu’elle acceptât, à cause de cette politique, d’affronter les regards, les sourires entendus, les chuchotements, en était une autre. Elle n’avait jamais aimé Sforza, qui n’était ni beau ni amusant et, jusqu’alors, avait considéré son père et ses frères comme ce qu’il y avait de plus merveilleux au monde, mais elle gardait un sens étrange de sa dignité et cette dignité était blessée.

— Je ne quitterai San Sisto que lorsque je pourrai le faire la tête haute ! avait-elle fait répondre aux divers envoyés du pape.

Aussi, ce soir, considérait-elle avec curiosité le visage ardent de Perrotto. Que croire ? Qu’il l’aimait vraiment ? Au point d’oser cette folie de venir le lui dire au fond d’un couvent ? Ou bien qu’il s’agissait là d’une ruse pour lui rappeler les joies que le monde réserve à une jeune femme très belle et la ramener pieds et poings liés au Vatican ?

Elle n’hésita pas longtemps. Pedro Caldès était beau, jeune, ardent, et si passionnément épris qu’il était impossible de ne pas sentir la sincérité de son amour. Il y avait dans ses yeux sombres d’Espagnol une chaleur qui ne trompait pas. Et puis, pour dire la vérité, la jeune Lucrèce commençait à s’ennuyer ferme au fond de son cher couvent. La compagnie des fleurs, si parfumées fussent-elles, ne pouvait lui suffire longtemps.

Parfois, d’ailleurs, elle éprouvait quelque nostalgie en évoquant son joli palais de Santa Maria in Portico, à la porte même du Vatican, où son père l’avait installée en compagnie d’Adriana Mila et de sa belle-fille, l’éblouissante Giulia Farnèse… devenue quelques mois après son mariage la maîtresse bien-aimée du pape, à qui elle avait donné une petite fille, Laura. Une autre femme avait rejoint ce que l’on pourrait appeler « le harem » : Sancia d’Aragon, fille bâtarde du roi de Naples et mariée à l’insignifiant Joffré, le plus jeune des Borgia. Sancia était une joyeuse fille, qui aimait la vie, les beaux garçons et qui, lorsqu’elle ne trompait pas Joffré avec César dont elle était la maîtresse, s’accordait de rapides passades avec de jeunes Romains bien tournés.

Et il était arrivé à Lucrèce d’envier la liberté de sa belle-sœur, de se dire qu’après tout, il n’y avait aucune raison pour qu’elle n’en fît pas autant. Ce soir, en regardant Perrotto à ses pieds, elle le pensait avec plus de conviction encore que de coutume. Après tout, elle avait dix-sept ans, elle était belle… et la vie pouvait l’être aussi. Quant à sa réputation dans Rome, elle était déjà détestable : pourquoi n’en pas profiter ?

Elle finit par laisser le jeune homme prendre ses deux mains et y enfouir son visage, mais il ne pouvait s’attarder alors qu’on le savait dans le couvent.

— Reviens demain à pareille heure, lui dit-elle tout bas. Va à la petite porte au fond du jardin et attends : Penthésilée, ma suivante, t’ouvrira et te mènera à moi.

Perrotto repartit, le soleil au cœur. Et le lendemain, il devenait l’amant de Lucrèce.

Ce furent pour la jeune femme des nuits rafraîchissantes dans l’ombre parfumée du jardin, des nuits qui l’aidèrent à prendre son mal en patience et qui, grâce à la jeune Penthésilée, bénéficièrent du plus grand secret, car les nonnes ne s’aperçurent jamais de rien… ou peut-être ne voulurent-elles s’apercevoir de rien. C’était plus prudent, et l’on avait parfois, dans les couvents italiens de cette époque, de ces crises d’aveuglement compliqué de surdité.

Mais quand, au mois de décembre, Alexandre VI enjoignit sévèrement à sa fille de quitter son couvent pour assister à la proclamation de son divorce, Lucrèce jugea qu’il était plus prudent cette fois de ne pas résister et de quitter un asile qui risquait de devenir prison : elle était enceinte de plusieurs mois et cela ne tarderait plus à se voir.

Deux mois plus tard, un batelier du Tibre repêchait deux cadavres : celui du pauvre Perrotto et celui de la jeune Penthésilée, pour laquelle, cependant, on assurait que le pape avait des bontés. Tous deux avaient été étranglés… par ordre de César Borgia.

En apprenant cette macabre découverte, Lucrèce trouva dans sa colère et son indignation le courage de faire à son frère une scène au cours de laquelle la douceur du caractère et l’aménité de l’éducation firent place à une violence tout espagnole.

— Je crois que je te hais ! cria-t-elle. Tu ne sais que faire le mal, blesser, torturer, tuer… tuer tout ce que j’aime ! D’abord notre frère Juan que tu as lâchement assassiné et à présent, mon pauvre Perrotto et la gentille Penthésilée… Misérable !

César n’était pas patient, et en outre, trop espagnol pour tolérer les injures d’une femme, fût-elle sa sœur bien-aimée.

— Cesse de pleurnicher ! gronda-t-il. Voilà bien de beaux sujets d’embarras : un domestique, une servante… Que représentent-ils auprès de la grandeur de notre maison ?

— La grandeur de notre maison ? Ne me dis pas que ce crime lui était nécessaire ! Tu es un tyran, César, et tu ne tolères pas mes amis.

Le beau visage dur du jeune Borgia se fit de pierre. Ses yeux sombres eurent un éclair meurtrier. Sans douceur, il saisit sa sœur aux poignets et se mit à la secouer.

— Tes amis… Où as-tu été chercher des goûts aussi misérables ? Tu as fait ton amant de ce garçon de rien et quand je parle de la grandeur de notre maison, c’est uniquement pour te rappeler que tu es enceinte, bien près d’accoucher. Voulais-tu que ces gens vivent pour pouvoir dire un jour que la fille du pape, cette vierge timide séparée de son époux pour non-consommation de son mariage, est grosse d’un bâtard ?

— Bâtard ou non, c’est « mon » enfant ! Vas-tu le tuer, lui aussi ? Si tu oses y toucher…

César desserra son étreinte et, brusquement, se calma.

— N’aie crainte. Il vivra, je t’en engage ma parole, mais il passera pour mien. J’ai commencé à faire courir le bruit que Camilla, ma maîtresse, est enceinte. Bientôt, tu t’éloigneras de Rome, elle aussi, et quand elle reviendra, l’enfant sera auprès d’elle. Toi, tu demeureras pure, inattaquable.