Выбрать главу

L'aimons-nous parce que les poètes à qui nous devons l'éternelle illusion dont nous sommes enveloppés en cette vie, ont troublé nos yeux par toutes les images aperçues dans ses rayons, nous ont appris à comprendre de mille façons, avec notre sensibilité exaltée, le monotone et doux effet qu'elle promène autour du monde ?

Quand elle se lève derrière les arbres, quand elle verse sa lumière frissonnante sur un fleuve qui coule, quand elle tombe à travers les branches sur le sable des allées, quand elle monte solitaire dans le ciel noir et vide, quand elle s'abaisse vers la mer, allongeant sur la face onduleuse et liquide une immense traînée de clarté, ne sommes-nous pas assaillis par tous les vers charmants qu'elle inspira aux grands rêveurs ?

Si nous allons, l'âme gaie, par la nuit, et si nous la voyons, toute ronde, ronde comme un oeil jaune qui nous regarderait, perchée juste au-dessus d'un toit, l'immortelle ballade de Musset se met à chanter dans notre mémoire.

Et n'est-ce pas lui, le poète railleur, qui nous la montre aussitôt avec ses yeux :

« C'était dans la nuit brune, Sur le clocher jauni, La lune, Comme un point sur un i.
Lune, quel esprit sombre Promène au bout d'un fil, Dans l'ombre, Ta face ou ton profil ? »

Si nous nous promenons, un soir de tristesse, sur une plage, au bord de l'Océan, qu'elle illumine, ne nous mettons-nous pas, presque malgré nous, à réciter ces deux vers si grands et si mélancoliques :

« Seule au-dessus des mers, la lune voyageant, Laisse dans les flots noirs tomber ses pleurs d'argent. »

Si nous nous réveillons, dans notre lit, qu'éclaire un long rayon entrant par la fenêtre, ne nous semble-t-il pas aussitôt voir descendre vers nous la figure blanche qu'évoque Catulle Mendès :

Elle venait, avec un lis dans chaque main, La pente d'un rayon lui servant de chemin.

Si, marchant le soir, par la campagne, nous entendons tout à coup quelque chien de ferme pousser sa plainte longue et sinistre, ne sommes-nous pas frappés brusquement par le souvenir de l'admirable pièce de Leconte de Lisle, Les Hurleurs ?

« Seule, la lune pâle, en écartant la nue, Comme une morne lampe, oscillait tristement.
Monde muet, marqué d'un signe de colère, Débris d'un globe mort au hasard dispersé, Elle laissait tomber de son orbe glacé Un reflet sépulcral sur l'océan polaire. »

Par un soir de rendez-vous, l'on va tout doucement dans le chemin, serrant la taille de la bien-aimée, lui pressant la main et lui baisant la tempe. Elle est un peu lasse, un peu émue et marche d'un pas fatigué. Un banc apparaît, sous les feuilles que mouille comme une onde calme la douce lumière.

Est-ce qu'ils n'éclatent pas dans notre esprit, dans notre coeur, ainsi qu'une chanson d'amour exquise, les deux vers charmants :

« Et réveiller, pour s'asseoir à sa place, Le clair de lune endormi sur le banc. »

Peut-on voir le croissant dessiner, comme ce soir, dans un grand ciel ensemencé d'astres, son fin profil sans songer à la fin de ce chef-d'oeuvre de Victor Hugo qui s'appelle : Booz endormi :

« Et Ruth se demandait, Immobile, ouvrant l'oeil à demi sous ses voiles, Quel Dieu, quel moissonneur de l'éternel été, Avait, en s'en allant, négligemment jeté Cette faucille d'or dans le champ des étoiles. »

Et qui donc a jamais mieux dit que Hugo, la lune galante et tendre aux amoureux ?

« La nuit vint, tout se tut ; les flambeaux s'éteignirent ; Dans les bois assombris, les sources se plaignirent ; Le rossignol, caché dans son nid ténébreux, Chanta comme un poète et comme un amoureux. Chacun se dispersa sous les profonds feuillages ; Les folles, en riant, entraînèrent les sages ; L'amante s'en alla dans l'ombre avec l'amant ; Et troublés comme on l'est en songe, vaguement, Ils sentaient par degrés se mêler à leur âme, A leurs discours secrets, à leurs regards de flamme, A leurs coeurs, à leurs sens, à leur molle raison, Le clair de lune bleu qui baignait l'horizon. »

Et je me rappelle aussi cette admirable prière à la lune qui ouvre le onzième livre de L'Ane d'Or d'Apulée.

Mais ce n'est point assez pourtant que toutes ces chansons des hommes pour mettre en notre coeur la tristesse sentimentale que ce pauvre astre nous inspire.

Nous plaignons la lune, malgré nous, sans savoir pourquoi, sans savoir de quoi, et, pour cela, nous l'aimons.

La tendresse que nous lui donnons est mêlée aussi de pitié ; nous la plaignons comme une vieille fille, car nous devinons vaguement, malgré les poètes, que ce n'est point une morte, mais une vierge.

Les planètes, comme les femmes, ont besoin d'un époux, et la pauvre lune dédaignée du soleil n'a-t-elle pas simplement coiffé sainte Catherine, comme nous le disons ici-bas ?

Et c'est pour cela qu'elle nous emplit, avec sa clarté timide, d'espoirs irréalisables et de désirs inaccessibles. Tout ce que nous attendons obscurément et vainement sur cette terre, agite notre coeur comme une sève impuissante et mystérieuse sous les pâles rayons de la lune. Nous devenons, les yeux levés sur elle, frémissants de rêves impossibles et assoiffés d'inexprimables tendresses. L'étroit croissant, un fil d'or, trempait maintenant dans l'eau sa pointe aiguë, et il plongea doucement, lentement, jusqu'à l'autre pointe, si fine que je ne la vis pas disparaître.

Alors je levais mon regard vers l'auberge. La fenêtre éclairée venait de se fermer. Une lourde détresse m'écrasa, et je descendis dans ma chambre.

IV.

10 avril

A peine couché, je sentis que je ne dormirais pas, et je demeurai sur le dos, les yeux fermés, la pensée en éveil, les nerfs vibrants. Aucun mouvement, aucun son proche ou lointain, seule la respiration des deux marins traversait la mince cloison de bois.

Soudain quelque chose grinça. Quoi ? Je ne sais, une poulie dans la mâture, sans doute ; mais le ton si doux, si douloureux, si plaintif de ce bruit fit tressaillir toute ma chair ; puis rien, un silence infini allant de la terre aux étoiles ; rien, pas un souffle, pas un frisson de l'eau ni une vibration du yacht ; rien, puis tout à coup l'inconnaissable et si grêle gémissement recommença. Il me sembla, en l'entendant, qu'une lame ébréchée sciait mon coeur. Comme certains bruits, certaines notes, certaines voix nous déchirent, nous jettent en une seconde dans l'âme tout ce qu'elle peut contenir de douleur, d'affolement et d'angoisse. J'écoutais attendant, et je l'entendis encore ce bruit qui semblait sortir de moi-même, arraché à mes nerfs, ou plutôt qui résonnait en moi comme un appel intime, profond et désolé ! Oui, c'était une voix cruelle, une voix connue, attendue, et qui me désespérait. Il passait sur moi ce son faible et bizarre, comme un semeur d'épouvante et de délire, car eut aussitôt la puissance d'éveiller l'affreuse détresse sommeillant toujours au fond du coeur de tous les vivants. Qu'était-ce ? C'était la voix qui crie sans fin dans notre âme et qui nous reproche d'une façon continue, obscurément et douloureusement torturante, harcelante, inconnue, inapaisable, inoubliable, féroce, qui nous reproche tout ce que nous avons fait et en même temps tout ce que nous n'avons pas fait, la voix des vagues remords, des regrets sans retours, des jours finis, des femmes rencontrées qui nous auraient aimé peut-être, des choses disparues, des joies vaines, des espérances mortes ; la voix de ce qui passe, de ce qui fuit, de ce qui trompe, de ce qui disparaît, de ce que nous n'avons pas atteint, de ce que nous n'atteindrons jamais, la maigre petite voix qui crie l'avortement de la vie, l'inutilité de l'effort, l'impuissance de l'esprit et la faiblesse de la chair.