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J'allai vers elle :

— Veux-tu boire ? lui dis-je.

Elle remua la tête pour dire oui, et je lui versai dans la bouche un peu d'eau qui ne passa point.

La mère, restée plus calme, s'était retournée pour regarder son enfant ; et voilà que soudain une peur me frôla, une peur sinistre qui me glissa sur la peau comme le contact d'une montre invisible. Où étais-je ? Je ne le savais plus ! Est-ce que je rêvais ? quel cauchemar m'avait saisi ?

Etait-ce vrai que des choses pareilles arrivaient ? qu'on mourait ainsi ? Et je regardais dans les coins sombres de la chaumière comme si je m'étais attendu à voir, blottie dans un angle obscur, une forme hideuse, innommable, effrayante, celle qui guette la vie des hommes et les tue, les ronge, les écrase, les étrangle ; qui aime le sang rouge, les yeux allumés par la fièvre, les rides et les flétrissures, les cheveux blancs et les décompositions.

Le feu s'éteignait. J'y jetai du bois et je m'y chauffai le dos, tant j'avais froid dans les reins.

Au moins, j'espérais mourir dans une bonne chambre, moi, avec des médecins autour de mon lit, et des remèdes sur les tables !

Et ces femmes étaient restées seules vingt-quatre heures dans cette cabane sans feu ! râlant sur la paille !...

J'entendis soudain le trot d'un cheval et le roulement d'une voiture ; et la garde entra, tranquille, contente d'avoir trouvé de la besogne, sans étonnement devant cette misère.

Je lui laissai quelque argent et je me sauvai avec mon chien ; je me sauvai comme un malfaiteur, courant sous la pluie, croyant entendre toujours le sifflement des deux gorges, courant vers ma maison chaude où m'attendaient mes domestiques en préparant un bon dîner.

Mais je n'oublierai jamais cela et tant d'autres choses encore qui me font haïr la terre.

Comme je voudrais, parfois, ne plus penser, ne plus sentir, je voudrais vivre comme une brute, dans un pays clair et chaud, dans un pays jaune, sans verdure brutale et crue, dans un de ces pays d'Orient où l'on s'endort sans tristesse, où l'on s'éveille sans chagrins, où l'on s'agite sans soucis, où l'on sait aimer sans angoisse, où l'on se sent à peine exister.

J'y habiterais une demeure vaste et carrée, comme une immense caisse éclatante au soleil.

De la terrasse on voit la mer, où passent ces voiles blanches en forme d'ailes pointues des bateaux grecs ou musulmans. Les murs du dehors sont presque sans ouvertures. Un grand jardin, où l'air est lourd sous le parasol des palmiers, forme le milieu de ce logis oriental. Un jet d'eau monte sous les arbres et s'émiette en retombant dans un large bassin de marbre dont le fond est sablé de poudre d'or. Je m'y baignerais à tout moment, entre deux pipes, deux rêves ou deux baisers. J'aurais des esclaves noirs et beaux, drapés en des étoffes légères et courant vite, nu-pieds sur les tapis sourds.

Mes murs seraient moelleux et rebondissants comme des poitrines de femmes et, sur mes divans en cercle autour de chaque appartement, toutes les formes de coussins me permettraient de me coucher dans toutes les postures qu'on peut prendre.

Puis, quand je serais las du repos délicieux, las de jouir de l'immobilité et de mon rêve éternel, las du calme plaisir d'être bien, je ferais amener devant ma porte un cheval blanc ou noir aussi souple qu'une gazelle.

Et je partirais sur son dos, en buvant l'air qui fouette et grise, l'air sifflant des galops furieux.

Et j'irais comme une flèche sur cette terre colorée qui enivre le regard, dont la vue est savoureuse comme un vin.

A l'heure calme du soir, j'irais, d'une course affolée, vers le large horizon que le soleil couchant teinte en rose. Tout devient rose, là-bas, au crépuscule : les montagnes brûlées, le sable, les vêtements des Arabes, les dromadaires, les chevaux et les tentes.

Les flamants roses s'envolent des marais sur le ciel rose ; et je pousserais des cris de délire, noyé dans la roseur illimitée du monde.

Je ne verrais plus, le long des trottoirs, assourdi par le bruit dur des fiacres sur les pavés, des hommes vêtus de noir, assis sur des chaises incommodes, boire l'absinthe en parlant d'affaires.

J'ignorerais le cours de la Bourse, les événements politiques, les changements de ministère, toutes les inutiles bêtises où nous gaspillons notre courte et trompeuse existence. Pourquoi ces peines, ces souffrances, ces luttes ? Je me reposerais à l'abri du vent dans ma somptueuse et claire demeure.

J'aurais quatre ou cinq épouses en des appartements discrets et sourds, cinq épouses venues des cinq parties du monde et qui m'apporteraient la saveur de la beauté féminine épanouie dans toutes les races.

Le rêve ailé flottait devant mes yeux fermés, dans mon esprit qui s'apaisait, quand j'entendis que mes hommes s'éveillaient, qu'ils allumaient leur fanal et se mettaient à travailler à une besogne longue et silencieuse.

Je leur criai :

— Que faites-vous donc ?

Raymond répondit d'une voix hésitante :

— Nous préparons des palangres parce que nous avons pensé que Monsieur serait bien aise de pécher s'il faisait beau au jour levant.Agay est en effet, pendant l'été, le rendez-vous de tous les pêcheurs de la côte. On vient là en famille, on couche à l'auberge ou dans les barques, et on mange la bouillabaisse au bord de la mer, à l'ombre des pins dont la résine chaude crépite au soleil.

Je demandai :

— Quelle heure est-il ?

— Trois heures, Monsieur.

Alors, sans me lever, allongeant le bras, j'ouvris la porte qui sépare ma chambre du poste d'équipage.

Les deux hommes étaient accroupis dans cette sorte de niche basse que le mât traverse pour venir s'emmancher dans la carlingue, dans cette niche si pleine d'objets divers et bizarres qu'on dirait un repaire de maraudeurs où l'on voit suspendus en ordre, le long des cloisons, des instruments de toute sorte, scies, haches, épissoires, des agrès et des casseroles, puis, sur le sol entre les deux couchettes, un seau, un fourneau, un baril dont les cercles de cuivre luisent sous le rayon direct du fanal suspendu entre les bittes des ancres, à côté des puits de chaîne ; et mes matelots travaillaient à amorcer les innombrables hameçons, suspendus le long de la corde des palangres.

— A quelle heure faudra-t-il me lever ? leur dis-je.

— Mais, tout de suite, Monsieur.

Une demi-heure plus tard, nous embarquions tous les trois dans le youyou et nous abandonnions le Bel-Ami pour aller tendre notre filet au pied du Dramont, près de l'île d'Or.

Puis quand notre palangre, longue de deux à trois cents mètres, fut descendue au fond de la mer on amorça trois petites lignes de fond, et le canot ayant mouillé Une pierre au bout d'une corde, nous commençâmes à pécher. Il faisait jour déjà, et j'apercevais très bien la côte de Saint-Raphaël, auprès des bouches de l'Argens, et les sombres montagnes des Maures, courant jusqu'au cap Camarat, là-bas, en pleine mer, au delà du golfe de Saint-Tropez.

De toute la côte du Midi, c'est ce coin que j'aime le plus. Je l'aime comme si j'y étais né, comme si j'y avais grandi, parce qu'il est sauvage et coloré, que le Parisien, l'Anglais, l'Américain, l'homme du monde et le rastaquouère ne l'ont pas encore empoisonné.

Soudain le fil que je tenais à la main vibra, je tressaillis, puis rien, puis une secousse légère serra la corde enroulée à mon doigt, puis une autre plus forte remua ma main, et, le coeur battant, je me mis à tirer la ligne, doucement, ardemment, plongeant mon regard dans l'eau transparente et bleue, et bientôt j'aperçus, sous l'ombre du bateau, un éclair blanc qui décrivait des courbes rapides.