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Mais aujourd'hui, ô Apollon, regardons la race humaine s'agiter dans les fêtes ! Les enfants, ventrus dès le berceau, déformés par l'étude précoce, abrutis par le collège qui leur use le corps à quinze ans en courbaturant leur esprit avant qu'il soit nubile, arrivent à l'adolescence, avec des membres mal poussés, mal attachés, dont les proportions normales ne sont jamais conservées.

Et contemplons la rue, les gens qui trottent avec leurs vêtements sales ! Quant au paysan ! Seigneur Dieu ! Allons voir le paysan dans les champs, l'homme souche, noué, long comme une perche, toujours tors, courbé, plus affreux que les types barbares qu'on voit aux musées d'anthropologie.

Et rappelons-nous combien les nègres sont beaux de forme, sinon de face, ces hommes de bronze, grands et souples, combien les Arabes sont élégants de tournure et de figure !

D'ailleurs, j'ai, pour une autre raison encore, l'horreur des foules.

Je ne puis entrer dans un théâtre ni assister à une fête publique. J'y éprouve aussitôt un malaise bizarre, insoutenable, un énervement affreux comme si je luttais de toute ma force contre une influence irrésistible et mystérieuse. Et je lutte en effet contre l'âme de la foule qui essaie de pénétrer en moi.

Que de fois j'ai constaté que l'intelligence s'agrandit et s'élève, dès qu'on vit seul, qu'elle s'amoindrit et s'abaisse dès qu'on se mêle de nouveau aux autres hommes. Les contacts, les idées répandues, tout ce qu'on dit, tout ce qu'on est forcé d'écouter, d'entendre et de répondre, agissent sur la pensée. Un flux et reflux d'idées va de tète en tête, de maison en maison, de rue en rue, de ville en ville, de peuple à peuple, et un niveau s'établit, une moyenne d'intelligence pour toute agglomération nombreuse d'individus.

Les qualités d'initiative intellectuelle, de libre arbitre, de réflexion sage et même de pénétration de tout homme isolé, disparaissent en général dès que cet homme est mêlé à un grand nombre d'autres hommes.

Voici un passage d'une lettre de lord Chesterfield à son fils (1751), qui constate avec une rare humilité cette subite élimination des qualités actives de l'esprit dans toute nombreuse réunion :

Lord Macclesfield qui a eu la plus grande part dans la préparation du bill et qui est l'un des plus grands mathématiciens et astronomes de l'Angleterre, parle ensuite avec une connaissance approfondie de la question, et avec toute la clarté qu'une matière aussi embrouillée pouvait comporter. Mais comme ses mots, ses périodes et son élocution étaient loin de valoir les miens, la préférence me fut donnée à l'unanimité, bien injustement, je l'avoue.

Ce sera toujours ainsi. Toute assemblée nombreuse est foule, quelles que soient les individualités qui la composent, il ne faut jamais tenir à une foule le langage de la raison pure. C'est seulement à ses passions, à ses sentiments et à ses intérêts apparents qu'il faut s'adresser.

Une collectivité d'individus n'a plus de faculté de compréhension, etc...

Cette profonde observation de lord Chesterfield, observation faite souvent d'ailleurs et notée avec intérêt par les philosophes de l'école scientifique, constitue un des arguments les plus sérieux contre les gouvernements représentatifs.

Le même phénomène, phénomène surprenant, se produit chaque fois qu'un grand nombre d'hommes est réuni. Toutes ces personnes, côte à côte, distinctes, différentes d'esprit, d'intelligence, de passions, d'éducation, de croyances, de préjugés, tout à coup, par le seul fait de leur réunion, forment un être spécial, doué d'une âme propre, d'une manière de penser nouvelle, commune, qui est une résultante inanalysable de la moyenne des opinions individuelles.

C'est une foule, et cette foule est quelqu'un, un vaste individu collectif, aussi distinct d'une autre foule qu'un homme est distinct d'un autre homme.

Un dicton populaire affirme que « la foule ne raisonne pas ». Or pourquoi la foule ne raisonne-t-elle pas, du moment que chaque particulier dans la foule raisonne ? Pourquoi une foule fera-t-elle spontanément ce qu'aucune des unités de cette foule n'aurait fait ? Pourquoi une foule a-t-elle des impulsions irrésistibles, des volontés féroces, des entraînements stupides que rien n'arrête, et emportée par ces entraînements irréfléchis, accomplit-elle des actes qu'aucun des individus qui la composent n'accomplirait ?

Un inconnu jette un cri, et voilà qu'une sorte de frénésie s'empare de tous, et tous, d'un même élan auquel personne n'essaie de résister, emportés par une même pensée qui, instantanément, leur devient commune, malgré les castes, les opinions, les croyances, les moeurs différentes, se précipiteront sur un homme, le massacreront, le noieront sans raison, presque sans prétexte, alors que chacun, s'il eût été seul, se serait précipité, au risque de sa vie, pour sauver celui qu'il tue.

Et le soir, chacun rentré chez soi, se demandera quelle rage ou quelle folie l'a saisi, l'a jeté brusquement hors de sa nature et de son caractère, comment il a pu céder à cette impulsion féroce ?

C'est qu'il avait cessé d'être un homme pour faire partie d'une foule. Sa volonté individuelle s'était mêlée à la volonté commune comme une goutte d'eau se mêle à un fleuve.

Sa personnalité avait disparu, devenant une infime parcelle d'une vaste et étrange personnalité, celle de la foule. Les paniques qui saisissent une armée et ces ouragans d'opinions qui entraînent un peuple entier, et la folie des danses macabres, ne sont-ils pas encore des exemples saisissants de ce même phénomène.

En somme, il n'est pas plus étonnant de voir les individus réunis former un tout que de voir des molécules rapprochées former un corps.

C'est à ce mystère qu'on doit attribuer la morale si spéciale des salles de spectacles et les variations de jugement si bizarres du public des répétitions générales au public des premières et du public des premières à celui des représentations suivantes, et les déplacements d'effets d'un soir à l'autre, et les erreurs de l'opinion qui condamne des oeuvres comme Carmen, destinées plus tard à un immense succès.

Ce que j'ai dit des foules doit s'appliquer d'ailleurs à la société tout entière, et celui qui voudrait garder l'intégrité absolue de sa pensée, l'indépendance fière de son jugement, voir la vie, l'humanité et l'univers en observateur libre, au-dessus de tout préjugé, de toute croyance préconçue et de toute religion, c'est-à-dire de toute crainte, devrait s'écarter absolument de ce qu'on appelle les relations mondaines, car la bêtise universelle est si contagieuse qu'il ne pourra fréquenter ses semblables, les voir et les écouter sans être, malgré lui, entamé de tous les côtés par leurs convictions, leurs idées, leurs superstitions, leurs traditions, leurs préjugés qui font ricocher sur lui leurs usages, leurs lois et leur morale surprenante d'hypocrisie et de lâcheté.