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Le charpentier grimpe dans le ciel ; le cocher rôde par les rues ; le mécanicien des chemins de fer traverse les bois, les plaines, les montagnes, va sans cesse des murs de la ville au large horizon bleu des mers. L'employé ne quitte point son bureau, cercueil de ce vivant ; et dans la même petite glace où il s'est regardé jeune, avec sa moustache blonde, le jour de son arrivée, il se contemple, chauve, avec sa barbe blanche, le jour où il est mis dehors. Alors, c'est fini, la vie est fermée, l'avenir clos. Comment cela se fait-il qu'on en soit là déjà ? Comment donc a-t-on pu vieillir ainsi sans qu'aucun événement se soit accompli, qu'aucune surprise de l'existence vous ait jamais secoué ? Cela est pourtant. Place aux jeunes, aux jeunes employés

Alors, on s'en va, plus misérable encore, et on meurt presque tout de suite de la brusque rupture de cette longue et acharnée habitude du bureau quotidien, des mêmes mouvements, des mêmes actions, des mêmes besognes aux mêmes heures.

Au moment où j'entrais à l'hôtel pour y déjeuner on me remit un effrayant paquet de lettres et de journaux qui m'attendaient, et mon coeur se serra comme sous la menace d'un malheur. J'ai la peur et la haine des lettres ; ce sont des liens. Ces petits carrés de papier qui portent mon nom me semblent faire, quand je les déchire, un bruit de chaînes, le bruit des chaînes qui m'attachent aux vivants que j'ai connus, que je connais.

Toutes me disent, bien qu'écrites par des mains différentes. « Où êtes-vous ? Que faites-vous ? Pourquoi disparaître ainsi sans annoncer où vous allez ? Avec qui vous cachez-vous ? » Une autre ajoutait : « Comment voulez-vous qu'on s'attache à vous si vous fuyez toujours vos amis ; c'est même blessant pour eux... »

Eh bien ! qu'on ne s'attache pas à moi ! Personne ne comprendra donc l'affection sans y joindre une idée de possession et de despotisme. Il semble que les relations ne puissent exister sans entraîner avec elles des obligations, des susceptibilités et un certain degré de servitude. Dès qu'on a souri aux politesses d'un inconnu, cet inconnu a barres sur vous, s'inquiète de ce que vous faites et vous reproche de le négliger. Si nous allons jusqu'à l'amitié, chacun s'imagine avoir des droits ; les rapports deviennent des devoirs et les liens qui nous unissent semblent terminés avec des noeuds coulants.

Cette inquiétude affectueuse, cette jalousie soupçonneuse, contrôleuse, cramponnante des êtres qui se sont rencontrés et qui se croient enchaînés l'un à l'autre parce qu'ils se sont plu, n'est faite que de la peur harcelante de la solitude qui hante les hommes sur cette terre.

Chacun de nous, sentant le vide autour de lui, le vide insondable où s'agite son coeur, où se débat sa pensée va comme un fou, les bras ouverts, les lèvres tendues, cherchant un être à étreindre. Et il étreint à droite, à gauche, au hasard, sans savoir, sans regarder, sans comprendre, pour n'être plus seul. Il semble dire, dès qu'il a serré les mains : « Maintenant vous m'appartenez un peu. Vous me devez quelque chose de vous, de votre vie, de votre pensée, de votre temps. » Et voilà pourquoi tant de gens croient s'aimer qui s'ignorent entièrement, tant de gens vont les mains dans les mains ou la bouche sur la bouche, sans avoir pris le temps même de se regarder. Il faut qu'ils aiment, pour n'être plus seuls, qu'ils aiment d'amitié, de tendresse, mais qu'ils aiment pour toujours. Et ils le disent, jurent, s'exaltent, versent tout leur coeur dans un coeur inconnu, trouvé la veille, toute leur âme dans une âme de rencontre dont le visage leur a plu. Et, de cette hâte à s'unir, naissent tant de méprises, de surprises, d'erreurs et de drames.

Ainsi que nous restons seuls, malgré tous nos efforts, de même nous restons libres malgré toutes les étreintes. Personne, jamais, n'appartient à personne. On se prête, malgré soi, à ce jeu coquet ou passionné de la possession, mais on ne se donne jamais. L'homme, exaspéré par ce besoin d'être le maître de quelqu'un, a institué la tyrannie, l'esclavage et le mariage. Il peut tuer, torturer, emprisonner, mais la volonté humaine lui échappe toujours, quand même elle a consenti quelques instants à se soumettre.

Est-ce que les mères possèdent leurs enfants ? Est-ce que le petit être, à peine sorti du ventre, ne se met pas à crier pour dire ce qu'il veut, pour annoncer son isolement et affirmer son indépendance ?

Est-ce qu'une femme vous appartient jamais ? Savez-vous ce qu'elle pense, même si elle vous adore ? Baisez sa chair, pâmez-vous sur ses lèvres. Un mot sorti de votre bouche ou de la sienne, un seul mot suffira pour mettre entre vous une implacable haine !

Tous les sentiments affectueux perdent leur charme, s'ils deviennent autoritaires. De ce qu'il me plaît de voir quelqu'un et de lui parler, s'ensuit-il qu'il me soit permis de savoir ce qu'il fait et ce qu'il aime ?

L'agitation des villes grandes et petites de tous les groupes de la société, la curiosité méchante, envieuse, médisante, calomniatrice, le souci incessant des relations, des affections d'autrui, des commérages et des scandales, ne viennent-ils pas de cette prétention que nous avons de contrôler la conduite des autres, comme si tous nous appartenaient à des degrés différents. Et nous nous imaginons en effet que nous avons des droits sur eux, sur leur vie, car nous la voulons réglée selon la nôtre, sur leurs pensées, car nous les réclamons de même ordre que les nôtres, sur leurs opinions, car nous ne les tolérons pas différentes des nôtres, sur leur réputation, car nous l'exigeons selon nos principes, sur leurs moeurs, car nous nous indignons quand elles ne sont pas soumises à notre morale.

Je déjeunai au bout d'une longue table dans l'Hôtel du Bailli de Suffren, et je continuais à lire mes lettres et mes journaux, quand je fus distrait par les propos bruyants d'une demi-douzaine d'hommes assis à l'autre extrémité.

C'étaient des commis voyageurs. Ils parlèrent de tout avec conviction, avec autorité, avec blague, avec dédain, et ils me donnèrent nettement la sensation de ce qu'est l'âme française, c'est-à-dire la moyenne de l'intelligence, de la raison, de la logique et de l'esprit en France. Un d'eux, un grand à tignasse rousse, portait la médaille militaire et une médaille de sauvetage – un brave. Un petit gros faisait des calembours sans répit et en riant lui-même à pleine gorge, avant d'avoir laissé aux autres le temps de comprendre. Un homme à cheveux ras réorganisait l'armée et la magistrature, réformait les lois et la Constitution, définissait une République idéale, pour son âme de placeur de vins. Deux voisins s'amusaient beaucoup en se racontant leurs bonnes fortunes, des aventures d'arrière-boutique ou des conquêtes de servantes.