— J’entends par là qu’il n’y avait pas de haine en lui. Du chagrin depuis la mort de sa mère, de la colère, et c’est là que cela s’est amplifié. On pouvait grincer des dents sous l’insulte, mais de là à le tuer, non. Ne le caricaturons pas : c’était en même temps un homme franc, cordial, toujours un mot pour chacun, quand il était à jeun bien sûr. Même avec moi, quand on se croisait dans la forêt. Cette femme en revanche, la Serpentin, qui est venue le mettre au défi à l’auberge, elle le détestait profondément. Et elle avait un autre motif que de voir son ombre piétinée. C’est la sœur de Joumot. Pas besoin d’aller chercher bien loin pour savoir d’où ce fouineur tenait ses informations. Celui-là, oui, c’est un haineux, sans aucun doute, tout comme sa sœur. Tous deux, ils font la paire. Pardon, commissaire, se reprit-il soudain, je n’ai pas à formuler des suspicions à votre place, je suis navré, je retire mes mots.
Matthieu ouvrit un tiroir et en sortit un grand sachet, taché de sang.
— Et cela, monsieur de Chateaubriand, dit-il en le montrant à Josselin, cela vous dit quelque chose ? Ne vous en faites pas, je le montre à tout le monde.
— Mais c’est mon couteau ! clama Josselin en se levant. Mon propre couteau ! Je peux ? dit-il en tendant une main vers le sachet.
— Bien entendu, mais ne l’ouvrez pas surtout.
— Regardez ! continua Josselin avec une excitation rare dans sa voix. Là, à côté de la marque sur le manche – un couteau Ferrand, les meilleurs qui soient –, il y a une éraflure ! C’est le mien, il n’y a aucun doute !
Soudain, Josselin lança le couteau sur la table, comme s’il voulait le voir le plus loin possible de lui.
— C’est avec cela qu’on l’a tué, n’est-ce pas ?
— Oui.
— C’est hier que Catherine ne l’a plus trouvé. Elle s’en était encore servi avant-hier pour préparer le déjeuner. Ce couteau, elle ne peut pas s’en passer – il faut dire qu’il est de qualité supérieure – et elle était à ce point contrariée qu’elle m’a appelé à Dol pour savoir si je l’avais emporté. Non, bien sûr que non, et c’est cela que j’ai été acheter à Combourg ce matin : un couteau de la même marque. Il est dans mon panier si vous désirez le voir.
— Inutile.
— Et cela m’incrimine, n’est-ce pas ?
— Disons, observa Matthieu avec lenteur, qu’il n’est jamais bon d’être le propriétaire de l’arme du crime.
— Cela tombe sous le sens. Encore qu’il faut être sacrément stupide pour tuer quelqu’un avec son propre couteau. Pire encore de dire spontanément que c’est le vôtre. Mais Catherine le connaît par cœur, elle l’aurait identifié aussitôt. Et il y a nécessairement mes empreintes dessus. Et les siennes.
— C’est exact, mais elles sont un peu brouillées. L’assassin a pu agir impulsivement, mais il n’a pas oublié d’enfiler des gants. Je suppose que vous en portez lors de vos balades forestières ?
— Évidemment. Il y a pas mal de ronces et d’orties là-dedans.
— Voulez-vous me les montrer, s’il vous plaît ?
Josselin eut une fugace moue d’agacement en sortant ses gants de cuir du panier. Il les déposa sur la table un peu brusquement.
— Je sais combien c’est déplaisant, dit Matthieu. Mais c’est…
— … la routine, coupa Josselin, le protocole.
Adamsberg n’était pas mécontent de voir Josselin perdre un peu de son sang-froid. Quand les suspects sont trop calmes, c’est que leurs réponses ont été longuement travaillées avant.
— Je suppose que vous allez y chercher des traces de sang, c’est la routine aussi. Mais là encore, il eût fallu que je sois un sacré crétin pour ne pas m’être débarrassé de gants souillés. Joumot a beau me traiter de zéro, je ne suis pas un imbécile.
— Les insultes de Joumot vous ont insupporté, n’est-ce pas ? demanda Matthieu en glissant les gants dans un nouveau sachet.
— Elles auraient insupporté n’importe qui, bien que je n’aie jamais nié mes incompétences professionnelles. Mais ce n’est pas pour cela que je l’ai frappé. C’est quand il a menacé de publier tout cela dans Sept jours à Louviec et La Feuille de Combourg. Que tout le village soit déjà au courant, cela m’indiffère, ils me connaissent. Mais un article aussi mortifiant se répandant dans Combourg, accompagné d’une belle photo du visage dont j’ai hérité, n’aurait pas mis deux jours avant de faire le tour du pays et même de franchir les frontières et passer sur le Web. À l’idée de cette campagne infamante, mon poing est parti et je ne l’ai pas raté. Il s’est fait sortir, ivre de rage. Si j’avais dû tuer quelqu’un dans ma vie, ç’aurait été un reptile comme Joumot, et pas un homme comme Gaël.
— Il y a pourtant un lien entre les deux événements, semble-t-il, dit Matthieu à voix sourde en tapotant sa lèvre de la gomme de son crayon. Et c’est Gaël qui a fait ce lien.
— Gaël ? Mais tous les témoins vous le diront : il n’a pas dit un mot sur Joumot lors de cette fameuse soirée à l’auberge. À moins qu’il ne l’ait fait après mon départ.
— Après, oui. C’est le docteur qui l’a trouvé agonisant dans la ruelle. Gaël a eu le temps de prononcer quelques mots, bout par bout, avant de mourir. Les voici, dit Matthieu en tendant un papier à Josselin.
En rendant la feuille au commissaire, Josselin était plus pâle.
— Je vois à présent ce que vous pensez, commissaire, dit-il, les mâchoires serrées. Que j’ai tué Gaël parce que ses premiers mots m’accusent. « Vic… oss », c’est-à-dire « vicomte Josselin ». Il m’appelait sans cesse « vicomte », il savait que je n’aimais pas cela. Et en toute logique, c’est le nom du meurtrier que l’on dit en premier. Donc, moi. Mais avant que vous me placiez en détention, commissaire, j’aimerais faire quelques remarques sur ces dernières paroles.
Josselin reprit la feuille et la relut à voix basse, avec le même calme et la même concentration que s’il avait corrigé la copie d’un de ses élèves. À vrai dire, pensa Adamsberg, après l’infime tremblement de sa voix quand il avait prononcé le mot « détention », à présent, il réfléchissait, il travaillait.
— Ensuite, on peut lire « vicomte Josselin a tapé Joumot ». D’une part je ne vois pas pourquoi un mourant, même ivre, se donnerait tant de mal pour raconter cet incident. Mais choisissons de mettre cela sur le caractère brumeux de ses pensées, à cet instant. En revanche, agonie ou pas agonie, ivresse ou pas ivresse, ce qu’on ne peut changer, c’est sa manière de parler. « A tapé Joumot » ? D’une part je ne l’ai pas tapé, mais bien plus que cela. Je l’ai frappé, assez sec pour qu’il en tombe. Et « tapé » ? Mais c’est du vocabulaire d’enfant ! Vous vous figurez un homme comme Gaël utiliser un terme aussi puéril ? Impossible, inimaginable.
— Il n’empêche que, même si curieusement énoncée, l’histoire est bien là : vous avez bel et bien frappé Joumot.
— Certes. Et je ne vois pas, une fois encore, l’intérêt qu’avait Gaël à rappeler cette scène. Quant à la suite, elle n’est pas intelligible. On ne sait pas qui est mort, on ne sait pas à quoi ou à qui se réfère ce « laissons… gar… ». Mais malgré les invraisemblances de cette phrase, on ne peut pas nier qu’il ait prononcé mon nom avant toute autre chose. Si bien, conclut Josselin en se redressant sur sa chaise, que je suis à votre disposition, commissaire.
— Un détail important, tout de même, dit Matthieu sans paraître avoir entendu cette dernière phrase. Nous devons également supposer que le couteau a pu vous être volé.
— Dans quel but ?
— Celui de vous incriminer.