— Non et oui, donné par sa sœur, autant dire que cela ne vaut rien. Elle assure que Joumot est revenu vers vingt heures de Combourg, qu’ils sont restés chez eux et voilà tout. À quoi faire ? À dîner et tirer les cartes au tarot pour connaître leur avenir et celui des autres, à l’aide de photos et de pendules. Si Joumot est le tueur, on comprend son insistance à faire accuser Josselin. Et tout cela embrouille encore plus les dernières paroles de Gaël. « vic… oss… tapé… Joumot. »
— On retombe toujours sur cet os. Alors que c’est cet os qui nous mettra sur le bon chemin. Seulement, pour le moment, on se casse les dents dessus. On le prend du mauvais côté.
— Comment tu le sais ?
— Mais je ne le sais pas, Matthieu.
Durant la réunion de l’ensemble des agents de la Brigade en salle du concile, Adamsberg prit son temps pour exposer l’affaire de Louviec dans ses moindres détails, depuis le pilon du Boiteux jusqu’aux discordes concernant le piétinement des ombres et les indices accablant le descendant de Chateaubriand. Danglard en profita pour évoquer longuement l’histoire de François-René de Chateaubriand, sa vie-son œuvre, et le commissaire constata avec une certaine satisfaction que beaucoup ne le connaissaient que de nom et que d’autres n’en avaient jamais entendu parler, pas plus de lui que de la forteresse de Combourg. Le carnet où étaient notées les dernières paroles de Gaël Leuven circula de main en main, chacun secouant la tête, impuissant. Adamsberg exposa le sens premier qui avait été attribué à ces mots, et les motifs de son incohérence.
— Tu as raison, dit Veyrenc. « Tapé » est un mot d’enfant et d’après le portrait que tu nous as tracé de Gaël Leuven, il est inconcevable qu’il ait employé ce verbe, ni qu’il ait raconté la scène de la mairie alors qu’il était sur le point de mourir. Une scène qui n’avait rien d’inoubliable. Pourtant ce « tapé Joumot » est bien là et il faudra y trouver un sens.
— Un bazar inextricable, résuma Adamsberg. Des ultimes paroles sans signification, des ombres sur lesquelles il ne faut à aucun prix marcher, des menaces, le son de la jambe de bois du fantôme de Combourg, censé annoncer un meurtre, la présence du sosie de Chateaubriand, sur lequel s’accumulent grossièrement tous les indices, l’absence de mobiles – sauf pour Joumot mais c’est très sujet à caution –, l’absence de lien entre les deux victimes, je plains ceux qui vont s’y coller. C’est-à-dire nous. C’est-à-dire vous, Retancourt, Veyrenc, Noël, et Mercadet. On ne peut pas déshabiller la Brigade et on aura le soutien du commissaire Matthieu et de ses hommes. Noël, refrénez-vous et soyez aimable avec ces renforts. Point important : on ne s’habille pas à Louviec comme on s’habille à Paris ou à Rennes. Pas de costume, des pantalons simples, vagues, des chemises larges, à carreaux si cela vous plaît, des pulls un peu usagés, des sweat-shirts, rien de serré, rien d’étroit, rien de particulièrement à la mode, sauf chez les jeunes gens quand les parents ont les moyens de leur offrir ce qu’ils désirent.
— Tout va bien, dit Danglard avec un sourire sans ambiguïté, vous n’aurez rien à changer à votre tenue, commissaire. Pas plus que Retancourt ou Mercadet, qui se vêt le plus confortablement possible pour pouvoir être aussi à l’aise assis que couché. Noël cependant devra en rabattre un peu sur ses blousons rutilants de motard, de même que Veyrenc sur ses tenues habilement simples mais assez raffinées. Mais pourquoi cette mesure ? Vous craignez qu’on ne vexe les habitants ? Ils ont grande habitude des touristes pourtant.
— Mais pas des flics balancés chez eux depuis la capitale, Danglard. Je ne tiens pas à ce que les « Parisiens » soient mis d’emblée à distance. Nous aurons des liens à tisser, des interrogatoires à mener.
Adamsberg parut se concentrer à nouveau sur son croquis, qui représentait son hérisson revenu dans son bosquet. Il prenait sans cesse de ses nouvelles, qui n’étaient pas fastes. La plaie s’était infectée et une septicémie s’était déclarée deux jours plus tôt. Mais la vétérinaire s’acharnait et ne désespérait pas. L’animal, présentement, dormait, ce qui fit revenir ses pensées aux agents qu’il embarquait avec lui à Louviec. Le choix d’y emmener Mercadet n’était pas simple. Le lieutenant était un hypersomniaque, fonctionnant par cycles d’éveil et de sommeil de trois à quatre heures, ce qui ne facilitait pas une enquête sur le terrain qui, il le pressentait, menaçait d’être rude. Ce handicap, Adamsberg n’en avait jamais informé ses supérieurs, qui auraient débarqué le lieutenant de la police sur-le-champ. Tous les agents de la Brigade protégeaient Mercadet. Il prenait son repos dans la petite salle du distributeur à boissons, au premier étage, dans laquelle on avait installé des coussins au sol, à côté de l’écuelle du chat. Mais Mercadet était un informaticien hors pair, et Adamsberg souhaitait à toute force l’avoir dans son équipe. Ce serait à lui de faire en sorte que les disparitions régulières de son hypersomniaque ne soient pas repérées. Retancourt et Noël avaient été adjoints pour assurer défense et puissance, et Veyrenc, efficace, habile et influent, pour le remplacer durant ses absences, que celles-ci soient justifiées ou non.
Tous voyageaient léger, ne pensant pas s’attarder à Louviec, à l’exception d’Adamsberg qui transportait un long bagage visiblement pesant en complément de son sac à dos.
— Qu’est-ce que tu trimballes là-dedans ? finit par lui demander Veyrenc, en longeant le quai de la gare. Une réserve d’artillerie lourde ?
— Non, mon matériel de pêche. Enfin, celui que j’ai emprunté à Voisenet. J’ai repéré sur la carte une petite rivière un peu au nord du village, joliment nommée la Violette, visitée par des carpes, des ablettes, des brochets, des saumons atlantiques et je ne sais quoi d’autre.
— Parce que tu pêches maintenant ? dit Veyrenc en marquant un temps d’arrêt.
— Mais non. Je n’ai même pas emporté d’appâts, d’hameçons, juste un petit morceau de plomb pour enfoncer la ligne, dans le cas où je serais vu. Il faut être crédible.
— Qu’est-ce que vous tramez, commissaire ? demanda Mercadet qui avait suivi la conversation.
— Des échappées, lieutenant, des échappées. Dans un petit village comme Louviec, on ne disparaît pas comme cela. Au lieu que si vous prétextez une partie de pêche, tout le monde comprend qu’il vous faut du silence et vous fout la paix.
Tous connaissaient le besoin d’Adamsberg d’aller marcher et s’isoler, en quête de pensées hasardeuses.
— Bonne astuce, dit Retancourt en montant dans le train. Mais qu’est-ce que vous ferez de vos poissons en rentrant ?
— Mais je n’aurai pas de poissons, Retancourt.
— Et comment vous expliquerez cela ?
— Tout simplement en disant que je les ai relâchés.
— Vous aurez l’air bizarre, dit Noël.
— De toute façon, j’ai l’air bizarre, lieutenant. Ça ne les choquera pas plus que ce que fabrique Josselin de Chateaubriand.
— Qui est ? demanda Veyrenc.
— De partir presque chaque matin dans les bois cueillir des champignons et de les donner aux amateurs car lui n’aime pas cela.
— Il est taré ? demanda Retancourt qui ne faisait jamais dans la nuance quand il s’agissait de psychologie.
— Pas le moins du monde. Excentrique peut-être, mais je le prendrais plus volontiers pour un flâneur, un rêveur, un fugueur ou les trois. Cueillir des champignons toute la matinée est une manière d’échapper au monde. Or cet homme, charmant par ailleurs, est contraint tout le reste du jour à s’exposer aux troupes de touristes venus spécialement, y compris de l’étranger, pour le voir et se faire photographier à ses côtés. Il y a de quoi éprouver le besoin de se dérober à cette pression qui lui est si pénible.