— Cette ressemblance, demanda Mercadet, elle est à ce point frappante ?
— Pas frappante, lieutenant, ahurissante. C’est une totale énigme. Je n’ai pas insisté trop longuement sur ce point pendant la réunion car cela ne concernait pas de près les autres agents. Mais voici le portrait du célèbre écrivain en 1809, dit Adamsberg en faisant circuler le petit livre que lui avait offert Matthieu. Il a environ quarante ans.
— Séduisant, commenta Retancourt.
— Et voici la photo de Josselin, que m’a transmise le commissaire, prise à peu près au même âge.
Veyrenc se concentrait sur les deux portraits, allant de l’un à l’autre, aussi ébahi que ses collègues, qui en restaient muets d’incompréhension.
— Son sosie parfait, dit Adamsberg. Josselin est à coup sûr un descendant de son aïeul François-René, mais on comprend qu’une telle ressemblance à tant d’années de distance fascine et que Josselin s’en échappe comme il peut. Aussi, voici les consignes : quand vous le verrez le soir à l’Auberge des Deux Écus où il dîne – les photos y sont interdites –, surtout ne montrez en rien que vous le reconnaissez. Rien ne lui plaît tant que d’être ignoré et traité comme un homme comme un autre.
— On comprend cela, murmura Veyrenc qui ne pouvait détacher les yeux des deux portraits.
— Sachant par le patron – un géant blond avec lequel il n’a pas de secrets – que nous sommes une équipe de flics engagés dans une affaire où il est gravement impliqué, il viendra certainement nous saluer et se présenter. Ne marquez aucune surprise, ne le dévisagez surtout pas.
— Compris, dit Noël. On essaiera.
— Vous avez à peine accordé d’attention au portrait de l’écrivain, lui fit remarquer Adamsberg.
— C’est que je le connais par cœur, répliqua Noël avec un sourire un peu sarcastique. Les Mémoires d’outre-tombe étaient le livre de chevet de mon parrain et j’en ai hérité. L’édition comportait ce portrait. Et ce livre, je l’ai lu deux fois. Et dans la foulée, René et Atala. Cela vous souffle, hein ? Parce qu’à cause de mes manières directes, de mon langage grossier et de mes réactions souvent brutales, vous me prenez tous pour un abruti – sauf Retancourt –, tout juste bon à démolir la gueule des criminels. Eh bien, je ne suis pas un abruti.
— Personne ne le pense, Noël, dit Adamsberg, dont la voix enveloppa assez le lieutenant pour le convaincre. Si abruti il y a, c’est moi. Avant de venir à Combourg, je ne connaissais de Chateaubriand que son nom.
— Mais le nom de Combourg me disait quelque chose, dit Retancourt.
— Moi de même et ça ne va pas plus loin, ajouta Mercadet.
— Mais vous, Noël, reprit Adamsberg, puisque vous connaissez ce visage, ainsi que Veyrenc sûrement, maîtrisez d’autant plus votre réaction quand vous verrez le descendant ce soir.
IX
Le commissaire Matthieu était là pour les accueillir à la gare. Le maire de Louviec avait fait les choses au mieux, et vite. Il avait utilisé une ancienne maison municipale, autrefois destinée à accueillir les personnes âgées dépendantes. Une vaste salle donnant sur un pré, une cuisine, dix chambres à l’étage, chacune avec des toilettes hautes et une douche de plain-pied, munie de barres de soutien. Évidemment, les lits étaient bordés de barres métalliques pour éviter les chutes. Le tout propre et quasi désinfecté. Il était près de vingt heures quand l’équipe prit possession des lieux.
— Le ratissage des magasins d’outillage de Rennes, ça a donné quelque chose ? demanda Adamsberg en installant ses affaires.
— Pas si mal, dit Matthieu en souriant. Tu avais raison, quatre couteaux vendus en quatre emplacements différents. Tous à rivets argentés. Quatre ! Le type – car il n’avait qu’un seul déguisement – s’est fait un peu remarquer car il est assez rare qu’on demande un couteau Ferrand, qui est le plus cher sur le marché.
— Quatre… Il projette encore trois crimes ! Et puisque c’était le même type, le fait de disperser ses achats dans des lieux différents montre assez qu’il est méfiant et que ses intentions sont féroces et déterminées. Il s’est nécessairement travesti. À quoi ressemblait-il ?
— Imprécision des témoignages, toujours, avec quelques détails. « Taille moyenne », « entre deux âges », mais en tout cas une tête assez voyante.
— Il le faut pour masquer son vrai visage. Des cheveux roux, non ?
— Gris. Mais en effet, une moustache, des sourcils et un bouc roux. Bedonnant, des grosses joues, le teint rougeaud, une verrue sur l’aile du nez. Des habits quelconques, gris et un peu défraîchis, une vareuse et une vieille casquette de marin. On n’a personne à Louviec qui soit vêtu en marin, ce n’est pas un village de pêcheurs. La tenue assez débraillée a été remarquée par les vendeurs car ce couteau vaut quand même plus de quarante euros.
— Parfait, tout cela s’invente, Matthieu. Le ventre, les joues gonflées, rougies, de la cendre pour les cheveux, une teinture à l’eau pour les sourcils et la moustache, et même la verrue, facile à fabriquer avec une boulette de colle. Il a dû acheter la teinture dans une grande surface. Et après ses courses, aller se décolorer et se changer dans un grand café. Ce qui suppose qu’il avait un sac.
— Je l’oubliais. Un sac de marin, qu’il tenait par une sangle à l’épaule.
— Il y a fourré ses frusques, son ventre, sa parure de marin, sa verrue, recouvré son apparence normale et repris la route. Pas si facile de se débarrasser d’un gros sac en plein jour.
— Entre les petits villages de Saint-Germain et Saint-Médard, tu peux atteindre les rives de l’Ille. Si le gars a pris soin de lester son sac avec des pierres, il n’avait qu’à faire un court détour et le jeter dedans.
— Je me demande où il aurait trouvé des vieux habits de marin.
— À Saint-Malo, il y a des marchands de frusques qui en vendent. Neufs ou vieux. Très touristique. En tout cas, on n’a pas un gars à Louviec qui évoque ce signalement. Quatre couteaux, nom de Dieu.
— Expédition très bien préparée, dit Noël. Le type en a là-dedans, dit-il en se tapant le front.
— Dès que vous êtes prêts, on se retrouve à l’Auberge des Deux Écus, dit Matthieu en quittant les lieux. Le patron nous a réservé une grande table, il m’a dit qu’il vous faisait les mêmes prix qu’aux habitants de Louviec.
— D’accord, répondit Adamsberg d’une voix soudain lointaine.
Et le commissaire resta statufié dans sa chambre. L’idée vague, celle-ci ou une autre. Mais qu’est-ce qui s’était passé, bon sang ? Rien, absolument rien. Noël avait dit que le tueur était un malin et s’était tapé le front. Pas de quoi partir dans des idées vagues. Que le ministre lui avait par ailleurs interdites. Il se secoua, nota ce micro-événement dans son calepin, passa ses doigts dans ses cheveux pour se repeigner et rejoignit l’auberge, à six minutes à pied. Matthieu avait amené deux de ses collègues, un petit homme tout en rondeur, y compris d’esprit, de la forme du nez à celle du bout des doigts, et un dégingandé aux cheveux blonds éclairé par un grand sourire aux dents très blanches. Le commissaire leur en avait fait préalablement un portrait rapide : le petit, Berrond, souple et liant, n’avait pas, au physique, l’allure d’un homme déluré et productif, alors qu’il était un énergique infatigable et subtil. Verdun, lui, dont on devinait à son visage lumineux qu’il était un homme entreprenant et rapide, présentait une face inverse faite de prévoyance, de discrétion et de réserve. Ni l’un ni l’autre ne montraient la moindre rancœur envers le débarquement d’une équipe parisienne et les deux groupes s’entendirent sans effort. Matthieu avait pris soin d’exclure de son choix les agents parisianophobes, si bons soient-ils.