Le patron, Johan, dont la voix haute et forte s’entendait depuis leur table, située à l’opposé du comptoir, près de la grande cheminée, s’approcha d’eux carnet en main pour leur souhaiter la bienvenue, puis baissa soudainement le ton pour presque leur murmurer la teneur du repas qu’il proposait de leur servir, en leur énumérant longuement sa composition, avec les vins l’accompagnant. Si ce dîner ne convenait pas, une alternative était possible, qu’il décrivit avec la même minutie discrète et passionnée. Vu les rations très copieuses aperçues sur les autres tables, chacun opta pour le menu du jour, mais entrée exceptée. Un peu froissé, Johan s’éloigna avec la commande.
— Pourquoi chuchote-t-il ?
Matthieu sourit et chuchota à son tour.
— C’est un instinct de protection. Il est fiévreusement attaché à la qualité et aux spécificités de sa cuisine. Il en parle toujours à mi-voix comme s’il craignait que quelque espion ne lui vole ses secrets d’État. Ses recettes ne sont écrites nulle part, hormis dans sa tête. Un conseil : ne l’interrompez pas quand il vous décrit ses plats de manière si circonstanciée, vous lui feriez de la peine.
— Et il ne craint pas qu’un hôte ne les mémorise ?
— Non, trop compliqué, et il omet volontairement des détails clés tout en en ajoutant des faux – je le sais de son chef cuisinier. C’est comme un message codé. Ses préparations sont donc impossibles à reproduire.
— Tout le monde a un grain ici, dit Retancourt.
— Parfois, il faut s’approcher assez près du grain pour le repérer.
Matthieu décela un mouvement à la table des habitués.
— Tenez-vous prêts, dit-il. À présent que Johan est passé prendre la commande, Chateaubriand ne va pas tarder à venir nous voir avant que nos plats soient servis. N’oubliez pas : vous ne l’avez jamais vu. Appelez-le simplement « monsieur ».
Quelques minutes plus tard, Josselin gagnait leur table tandis que Johan approchait une chaise.
— Merci, Johan, mais je n’ai pas l’intention de déranger longtemps dit-il en s’asseyant tout de même.
— Aucun dérangement, dit Matthieu, vous êtes le bienvenu. Vous connaissez déjà le commissaire Adamsberg, je vous présente les quatre membres de sa brigade qui l’accompagnent. Les lieutenants Veyrenc, Noël, Retancourt et Mercadet.
Il y eut un échange de salutations et de « Bonsoir, monsieur », qui sonnaient très naturellement.
— Ainsi, commissaire Matthieu, voici donc votre nouvelle équipe, dit Josselin dont le regard curieux s’attardait sur Retancourt et sa stature peu commune.
— À ce détail près que ce n’est pas ma nouvelle équipe mais celle d’Adamsberg, auquel le divisionnaire à présent en charge de l’affaire de Louviec a confié la responsabilité.
— Figurez-vous que j’ai su cela, dit Josselin en se tournant vers Adamsberg. J’étais à deux doigts d’aller en cellule et je vous suis hautement reconnaissant que votre obstination à me croire innocent ait abouti à dessaisir le divisionnaire local pour vous passer la main.
— Et comment l’avez-vous su ?
— Par Matthieu, qui a asséné au divisionnaire tous vos arguments et l’a vivement engagé à ne pas se ruer sur cette piste. En pure perte. Et hier, Le Floch est entré en rage, vous accusant d’avoir prévenu son propre divisionnaire qui lui-même a alerté le ministère.
— Vrai, dit Adamsberg. Bien que ce ne fût pas alors mon affaire, il m’a paru bon qu’il soit informé car il a en effet le bras long, très long. Mais pour être juste, dit Adamsberg, c’est le ministère qui n’a pas toléré l’acharnement de Le Floch contre vous, ce à quoi je m’attendais.
— Et pour être encore plus juste, ajouta Chateaubriand avec un sourire, ce n’est pas du tout mon insignifiante personne que le ministère a protégée, mais Lui. Lui, l’aïeul.
— Nous en sommes tous bien d’accord, dit Adamsberg en souriant à son tour.
— Mais pardon, dit soudainement Chateaubriand en sursautant, je suis un véritable goujat, je ne me suis pas même présenté à vos adjoints. Messieurs, madame, merci de votre renfort. Je me nomme Josselin de Chateaubriand, j’habite Louviec, et c’est moi qu’on accusa des deux crimes.
— Je crois qu’ils l’avaient compris, dit Adamsberg, je leur ai exposé l’affaire et votre cas avant notre départ.
— Alors tout est bien, dit Josselin en voyant arriver les plats. Je vous souhaite bon appétit à tous et vous sais gré de votre présence.
— Il parle toujours comme ça ? demanda Noël quand Josselin fut assez éloigné.
— Son soi-disant aristocrate de père l’a élevé comme un futur vicomte, expliqua Matthieu. Même si Josselin y est farouchement opposé, cela laisse des traces.
— Et ça donne un grain ? demanda Retancourt.
Adamsberg parut réfléchir un instant avant de répondre.
— C’est possible, dit-il.
X
Le lendemain, après une nuit passable dans son lit-cage, Adamsberg apprit que Gwenaëlle était en état de parler. Mais pas son hérisson, pensa-t-il secrètement durant quelques secondes, et il en eut honte. Soyez là vers onze heures, précisa le médecin, le temps qu’il encourage la jeune femme à se vêtir et à avaler quelque chose.
— Onze heures, dit Adamsberg à Matthieu. Tu m’accompagnes ?
Matthieu fit la moue.
— Je n’aime pas ce genre de mission, dit-il.
— Moi non plus.
— Mais je viendrai te prendre à moins le quart.
— Tu as fait surveiller les fenêtres des Joumot hier soir ?
— Ils ont joué aux cartes. Au tarot certainement. Rien de très sensuel.
— Attends une minute, dit Adamsberg. Une bricole qui me traverse l’esprit. Un truc qui me gratte.
Adamsberg avait frotté son bras mécaniquement et relevé sa manche pour examiner la piqûre. Un moustique. Ils piquaient de plus en plus tôt et s’attardaient jusqu’en novembre ou plus. Réchauffement climatique, ils en profitaient.
— Une puce ? demanda Matthieu. Tu y penses toujours ?
— Évidemment. Elles me démangent et me dérangent. Cela m’importe. Je compte faire enquêter, je te dirai cela ce soir.
Adamsberg s’assit en retard à la longue table où ses adjoints prenaient leur petit-déjeuner. En l’absence d’Estalère, le maître du café à la Brigade de Paris, Mercadet s’était occupé de la préparation pendant que Veyrenc avait été chercher pain, beurre et sucre. Adamsberg se versa une tasse sous le regard anxieux de Mercadet.
— Très bon, lieutenant, dit-il.
— Il est loin de valoir celui d’Estalère, dit Mercadet avec une moue. J’essaierai d’améliorer.
— Il ne s’agit pas d’être doué en tout. Mais dès aujourd’hui, je vais avoir besoin de tous vos talents d’imposteurs. Je vous résume les choses, et tant pis si vous trouvez cela grotesque, nous devons le faire. Rien ne relie nos deux victimes sauf un léger détail : tous deux présentaient des piqûres de puces fraîches, et aucune trace de piqûre ancienne. Puisqu’on n’a rien à se mettre sous la dent, on doit supposer que le tueur, durant son contact avec ses victimes, leur a refilé une puce.
— C’est moins grave qu’un coup de couteau, bougonna Retancourt.
— J’ai dit « tant pis si cela vous paraît grotesque », Retancourt.