— Et on peut donc en déduire que l’assassin en avait sur lui, dit sérieusement Veyrenc.
— Mieux que cela, Louis, l’assassin en était infesté. Ce n’est pas en portant trois puces sur soi qu’on va réussir à les passer à un autre. Il en faut plus. C’est cela, l’intérêt.
— Et comment est-on sûrs qu’il s’agit de puces ? demanda Mercadet en se coupant une quatrième tranche de pain.
— Elles piquent souvent en ligne, généralement par séries de trois. C’est très facile à reconnaître. Et le légiste n’est pas un ignare.
— Et quel est le but de la manœuvre ? demanda Noël.
— Identifier les habitants de Louviec susceptibles d’être des porteurs de puces.
— Si bien qu’on sonne chez tout le monde en demandant aux gens s’ils sont couverts de puces ? dit Retancourt.
— Retancourt, soupira Adamsberg, pour cette enquête et dès aujourd’hui, vous allez faire l’effort de convertir votre puissance en amabilité et douceur. Cela vous paraît à votre portée ?
— Parfaitement. Vous ne me reconnaîtrez même pas.
— Très bien. Vous vous serez munis au préalable de formulaires officiels de la mairie, du Département des services d’hygiène, et d’un plan de Louviec avec le nom des habitants, maison par maison, toutes numérotées. J’ai déjà prévenu le maire qui s’occupe de préparer les documents. Puis vous commencerez votre porte-à-porte. Louviec compte à peu près quatre cent cinquante foyers. Environ soixante-quinze visites pour chacun de vous six, en adjoignant deux hommes de Matthieu et en comptant la pause repos de Mercadet. Cela vous prendra deux jours mais les questions sont simples et ne dureront que quelques minutes. Vous emprunterez des vélos à la mairie. Mercadet, avalez des cafés pour essayer de tenir quatre à cinq heures.
— Cinq heures, dit-il d’un air désolé, je n’y arriverai pas. Quatre heures et demie au maximum.
— Ce que je sais, dit Noël, c’est que les puces qu’on trimballe nous viennent des chiens et des chats. Or la moitié des gens d’ici doivent posséder un animal. Ce qui fait que la moitié ont des puces. Alors ça sert à quoi ? À avoir des centaines de suspects ?
— Ce n’est pas aussi simple, lieutenant, corrigea Adamsberg. D’accord, la moitié des foyers ou plus doivent abriter un animal. Ce qui ne signifie en rien que leurs propriétaires soient couverts de puces. Et je crois vraiment que, pour que le tueur ait largué une puce sur sa victime deux fois de suite, il devait en porter une bonne colonie.
— J’approuve, dit Veyrenc.
— Et pourquoi certains en auraient une bonne colonie et pas d’autres ? demanda Mercadet.
Adamsberg se servit une seconde tasse de café et passa la cafetière à la ronde.
— Cela m’oblige à vous faire un petit exposé sur les puces, dit-il. Prenons un chat, un chien qui vit à la maison. Mais qui sort. Vous avez peut-être remarqué qu’un bon nombre d’animaux se baladent librement dans les rues de Louviec. Puis rentrent chez eux, avec des puces. S’ils suivent un traitement, les insectes meurent et voilà tout. Mais les gens ne sont pas riches ici, les produits anti-puces sont chers et l’application doit être souvent répétée. Sans compter la visite annuelle chez le véto. Si l’animal n’est pas protégé, et c’est un cas que vous allez sûrement rencontrer souvent, il sera infesté, mais l’habitat aussi. Car les puces ne restent pas sur l’animal. Une fois leur repas pris, elles le quittent et se promènent à travers la maison. La quasi-totalité des puces vit au sol. Quand la faim les prend, elles remontent sur leur hôte et le piquent. Puis l’abandonnent à nouveau. On sait qu’une puce peut pondre de vingt à cinquante œufs par jour pendant trois mois, œufs qui deviendront larves en un temps record, et larves qui atteindront le stade adulte en quinze jours, un mois au pire, et se mettront à leur tour à piquer et à pondre. Le chat, le chien en éliminent pas mal mais je vous laisse imaginer le nombre de milliers de puces que peut renfermer une maison.
— Bon sang, dit Mercadet, c’est l’escalade. Et donc, les habitants sont dévorés, non ?
— Justement non, simplement parfois piqués, mais jamais infestés. Car l’homme n’est pas la proie préférée des puces de chats et chiens, il n’est qu’un pis-aller en cas de manque. C’est pourquoi tout bascule si l’animal disparaît de la maison. S’il fugue, s’il se perd ou s’il meurt. En ce cas, les puces affamées qui traînent au sol, privées de leur hôte de prédilection, se jettent alors sur l’homme et l’infestent. Ce qui nous intéresse, c’est donc un propriétaire qui n’appliquait pas de traitement à son animal, et qui l’a perdu.
— Comment cela se fait, demanda Noël, que vous en sachiez autant sur les puces ?
— Noël, vous n’avez sûrement pas oublié le temps où l’on bossait sur la peste.
— Sûrement pas.
— Eh bien j’avais travaillé le sujet, voilà tout.
— En bref, reprit Noël, quelles questions on pose ?
— Un : le nom, l’âge. Deux : si un animal est présent. Trois : si cet animal est traité contre les puces. Quatre : combien de personnes vivent dans la maison, leur nom, leur âge. Cinq, et c’est le point crucial : si cet animal a récemment disparu ou a été confié ailleurs. Profitez-en pour noter, en leur faisant signer votre formulaire, s’ils sont gauchers ou droitiers.
— Pas très compliqué, dit Veyrenc. Le tout est d’y mettre les formes.
— Et de prendre des précautions. N’entrez pas dans les maisons et ne vous approchez pas de la personne à moins de trente-cinq centimètres. Une puce ne peut pas sauter très loin ni très haut. Matthieu et moi serons chez la cousine d’Anaëlle et vous, vous vous mettez en chasse.
Durant le court trajet en voiture jusque chez Gwenaëlle Briand, Adamsberg et Matthieu restèrent silencieux, redoutant l’un comme l’autre les interrogatoires de victimes écrasées de chagrin. Les phrases consolatrices n’y changeaient rien et eux avaient la lourde tâche de leur arracher des mots.
— Pas marrant, dit finalement Matthieu.
— Tu commences ? demanda Adamsberg. Tu la connais ?
— Pas du tout. Tu commences, c’est toi qui es en charge, c’est à toi de faire.
— Tu fuis.
— Absolument. Et toi aussi.
— Absolument.
Le médecin leur ouvrit la porte et les salua d’une inclination de la tête. La jeune femme, prostrée sur une chaise, le dos courbé, les doigts entrecroisés et serrés, leva vers eux un visage ravagé et un regard sans lumière. Elle n’était pas naturellement belle, et le manque de toute expression la défigurait plus encore. Les deux policiers s’assirent sans bruit de part et d’autre de sa chaise.
— Cela ne vous aidera en rien, commença Adamsberg à voix très douce, mais sachez que nous compatissons. Nous trouverons celui qui a fait cela.
Combien de fois avait-il dû les dire, ces phrases toutes faites, face à un regard noyé dans les lointains de l’indifférence ?
— Le vicomte, dit-elle. C’est son foulard.
Des premiers mots déjà, c’était au moins cela.
— C’est son foulard mais ce n’est pas le vicomte.
— La police, elle ne trouve jamais rien.
— Il arrive que si. Votre cousine n’avait ni chien ni chat ?
Cette question hors de propos surprit la jeune femme et sembla la ranimer quelque peu. Elle posa sur Adamsberg un regard plus net.
— Non, bien sûr que non. Avec le magasin, vous comprenez…
— Et dans votre magasin, les gens entraient avec des animaux ?
— Mais non, c’est interdit pour des raisons d’hygiène. Et ce n’est plus mon magasin, dit-elle plus fermement, et ce n’est plus mon village. Je vais vendre et partir. Mon oncle me propose un travail à Dinan.