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— Quel travail ?

— Il est ardoisier. Je grimperai sur les toits et arrivera vite le jour où j’en tomberai. C’est tout ce que je souhaite.

— Je comprends, dit Matthieu.

Comme Adamsberg, il savait que, pour le moment, toute protestation eût été inutile et aurait même aggravé les choses.

— Et parmi vos amis, continua Adamsberg, Anaëlle a-t-elle été tout récemment en contact avec des animaux ? Ou avec quelqu’un qui en possède ?

— On tient le magasin toute la journée, vous devez le savoir. Mais pourquoi vous me parlez d’animaux ?

— Parce que votre cousine a été piquée par une puce.

Gwenaëlle le regarda, décontenancée. Au moins avait-il réussi à détourner d’un rien ses pensées.

— Ma cousine a été tuée, tuée ! Et vous, vous venez me parler d’une puce ! C’est avec cela que vous comptez trouver son assassin ?

— Une dernière question, dit Adamsberg en se levant, comme pour montrer qu’elle n’avait pas d’importance. Votre cousine passait chaque soir devant les fenêtres éclairées des Joumot. La route monte, et elle ne devait pas aller vite. Elle ne vous a jamais dit y avoir vu quelque chose de, disons, inhabituel, inattendu ?

— Vous voulez parler de la rumeur, c’est cela ?

— C’est cela.

— Non, Anaëlle ne m’a parlé de rien et elle me disait tout.

— Encore un mot : savez-vous si Anaëlle marchait sur les ombres ?

Gwenaëlle haussa faiblement les épaules.

— Vous voulez parler de ces imbéciles qui croient qu’on blesse leur âme dès qu’on pose un pied sur leur ombre ? Avec Anaëlle, on les trouvait stupides et arriérés – Gwenaëlle frotta ses yeux gonflés – mais c’est vrai qu’elle y jouait. Elle avait quelque chose de rebelle, de facétieux, et si l’occasion se présentait, elle ne résistait pas, elle traversait en marchant sur l’ombre. Il m’est arrivé de lui dire de foutre la paix à ces attardés, mais Anaëlle m’avait répondu un jour sérieusement qu’elle les soignait de leur peur : qu’à force qu’on marche sur leur ombre et que rien ne leur arrive, ils finiraient par ne plus y croire. Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Parce que Gaël Leuven était un piétineur d’ombre fameux et qu’il s’est fait menacer de mort.

— Par qui ?

— Marie Serpentin.

— Je vois, dit la jeune femme, la sale vipère. Mais de là à… Remarquez que ceux qui protègent leur ombre ne sont pas si fragiles qu’on pourrait l’imaginer.

Le médecin lui avait apporté une tasse de café – mêlée d’un médicament, leur fit-il comprendre par des signes – qui semblait lui faire du bien.

— Non, reprit-elle, pas si inoffensifs. Ils croient leur vie en danger, alors ils réagissent. Ils s’appellent entre eux les « Ombreux » et ils se réunissent deux fois par mois pour « organiser la défense ». Quelle comédie. Mais ils ont constitué toute une liste des « attaquants », qu’ils nomment les « Ombristes » – vous vous rendez compte à quel point ils en sont ? Ça paraît ridicule, mais à présent que vous en parlez, je me dis que vous n’avez peut-être pas tort.

— Comment savez-vous tout cela ?

Gwenaëlle se moucha pour la dixième fois.

— Par une de mes amies, Laure Célestin. Elle a voulu assister à l’une de ces réunions, pour se marrer. Mais quand elle est rentrée, elle ne se marrait plus tellement. Deux ou trois types avaient proposé de « faire leur fête » aux Ombristes.

— Qu’est-ce qu’ils entendaient par là ?

— Laure n’a pas su. Peut-être les tabasser. Ou bien les…

La jeune femme fondit à nouveau en larmes et Adamsberg se leva et posa la main sur son épaule.

— Merci, Gwenaëlle, dit-il doucement.

Une fois dehors, Adamsberg souffla un long coup.

— Éprouvant, dit-il. D’habitude, j’envoie mon lieutenant Froissy sur ces scènes. C’est une femme très anxieuse mais elle tient le coup mieux que moi.

— J’ai l’impression de sortir d’une cérémonie funèbre, dit Matthieu en secouant ses cheveux blonds. Je vais aller boire un coup.

— À cette heure-là ?

— À cette heure-là. Viens.

— C’est foutu pour la piste « inceste des Joumot ». Tu avais besoin de lui parler de tes puces ? demanda Matthieu, une fois les deux hommes attablés devant un cognac, au café Chez Joss, à cinq cents mètres de l’Auberge des Deux Écus.

— « Chez Joss », répéta Adamsberg en regardant l’enseigne.

— Ne t’emballe pas, ce n’est que le nom de l’arrière-grand-père qui a créé le café. Rien à voir avec Josselin. Tes puces ? Tu l’as fait exprès pour la secouer ou c’était du sérieux ?

— Du sérieux, Matthieu. Ces bestioles m’intéressent, je te l’ai déjà dit. À cette heure, nos deux équipes sont en train de frapper aux portes de Louviec, au nom du Service d’hygiène de la mairie, pour chercher tous ceux qui pourraient être infestés par des puces.

— Parce que tu y crois vraiment ?

— À ce que le tueur ait passé une puce à ses victimes ? Oui, cela me paraît très probable.

— Et cela te suffit pour aller sonner à toutes les portes du village ? Tu n’as pas fini, camarade, la moitié des gens ont des animaux.

— Il y a puces et puces.

— Et que feras-tu ensuite ?

— Une liste des personnes infestées.

— Et ensuite ?

— Ensuite seulement, une vérification de leurs alibis. On ne va pas interroger tout le village.

— Les alibis, tu connais cela, toujours la même chose : « On était chez nous à regarder la télé », « On était déjà couchés »… C’est rare qu’on en tire quoi que ce soit. Et le mari ou la femme confirme toujours.

— Je vais regarder quels films passaient mercredi soir à l’heure du meurtre sur les chaînes les plus courantes. Mais les puces d’abord.

— Et qu’est-ce qui t’a pris de lui parler des ombres ?

— La phrase de Gaël, j’essaie de la comprendre. À la fin, ce « laissons… gar… ». Je me suis demandé s’il n’avait pas voulu dire « Les ombres… gare ».

— Mais ça ne colle pas du tout avec le début.

— Pas du tout. À moins qu’il n’ait voulu dire « Les sons… gare », pour parler du Boiteux. Mais rappelle-toi la menace de la Serpentin, à l’auberge. Il ne serait pas idiot de s’infiltrer dans leur groupe. Tu n’as pas entendu parler d’un tueur de chats par hasard ?

Matthieu posa assez brutalement son verre vide sur la table, abasourdi.

— Mais où vas-tu, collègue ?

— À cela, un tueur de chats, ou de petits chiens.

— Franchement, tu me déroutes, Adamsberg.

— Et tu te demandes, ajouta le commissaire en souriant, comment il se fait que le ministre m’ait envoyé sur cette enquête.

— Il y a de ça, reconnut Matthieu.

— Mais figure-toi que moi aussi, je me le demande. Alors, tu connais un tueur de chats ? À ton expression, je vois que cela te dit quelque chose.

— Ce n’est pas exactement un tueur, c’est une bande de sales gosses qui s’amuse à cela. À les étrangler. C’est abject. Le maire aimerait vraiment mettre la main dessus, parce que des mômes qui commencent par ce genre de « jeu », ça ne laisse présager rien de bon.

— Et comment se fait-il qu’on ne les ait jamais chopés ?

— Parce qu’ils ont leur technique. Les mercredis, les samedis, l’un d’eux attire un chat avec un pâté et le capture. Il le fout dans un sac et se tire dans les parages déserts de Louviec avec ses camarades. C’est là où se déroule la « cérémonie de l’étranglement ». Écœurant. On retrouve le cadavre du chat, et c’est tout. Parfois, ils corsent le plaisir en ajoutant une grenouille éventrée, un moineau aux ailes arrachées. Une future bande de sadiques, c’est moi qui te le dis.