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— Qu’a fait Josselin ?

— Il a secoué la tête, haussé les épaules, s’est saisi d’un verre de champagne au passage du serveur. Mais il était clair que ce torrent d’insultes publiques – qui ne sont pas toutes infondées – l’avait ébranlé. Il ne nie pas lui-même ses déboires professionnels, mais imagine que ce salaud de Joumot publie un tel article dans le journal local, traitant Josselin de Chateaubriand de « zéro », cela ferait le tour du pays en un rien de temps et foutrait un sale coup au nom tant révéré de Chateaubriand. Et soudain, Josselin a perdu son calme habituel. Alors que le maire tentait discrètement d’évacuer Joumot, Josselin l’a cueilli d’un crochet au menton qui l’a mis au sol, dans une approbation générale. Rien de grave, mais humiliant.

— Excellent. J’aurais sans doute fait de même.

— Et moi donc.

— Si bien que ce Joumot va d’autant plus publier ses infamies.

— Il n’en aura pas le temps car les directeurs de La Feuille de Combourg et de Sept jours à Louviec, scandalisés, l’ont viré aussi sec. Mais le soir du meurtre, on ne le savait pas encore. Néanmoins, les paroles de ce salaud de Joumot se sont depuis répandues dans tout Louviec. La plupart des habitants en sont désolés mais quelques autres, qui jalousent le prestige local de cet « aristo », de cet « imposteur », s’en félicitent en douce. Mais rien ne se passe en douce à Louviec. Tu pisses contre un arbre à un bout du village, tout le monde le sait à l’autre bout dans la minute qui suit.

— Et quel rapport avec le meurtre ?

— Tu vas comprendre à présent. Mais garde cela au secret.

— Cela va de soi.

— Tu as un papier pour noter ?

— Sous la main.

— Les dernières paroles du blessé, celles qu’a recueillies le médecin, tu y es ?

— Je t’écoute.

— Je te les dicte, avec les pauses. Gaël ne parlait plus de manière fluide, ses mots étaient hachés. Note bien, ton avis m’intéresse : « vic… oss… ta… pé… jou… mo… est… mor… » Il a fait une pause et ajouté « laissons… gar ». Et puis fini. C’est accablant pour Chateaubriand, Adamsberg, désastreux. Je suis consterné.

— J’étudie ça comme je peux et je te rappelle. Ne va pas trop vite, souviens-toi que le gars était bourré et mourant. Ça ne facilite pas – attends, je cherche un mot –, ah voilà, ça ne facilite pas l’élocution, ni la pensée.

Adamsberg avait saisi sur-le-champ ce qui désolait tant son collègue. Il reprit la note et l’analysa comme l’aurait fait Matthieu. « vic… oss… » signifiait « Vicomte Josselin ». Et le nom du meurtrier, c’est la première chose qu’on essaie de communiquer. Est-ce que Gaël Leuven appelait Josselin « vicomte » ? Oui, il se souvenait qu’il l’avait interpellé ainsi, par dérision. La suite des paroles était claire : « tapé Joumot », puis il était question de mort, et la fin restait inexplicable. Adamsberg réétudia les mots de Gaël sans a priori, et rappela le commissaire de Combourg.

— Eh bien ? demanda Matthieu, un peu à vif. Il ne peut pas s’en tirer, n’est-ce pas ? Je fais traîner en attendant le rapport d’autopsie mais je n’ai pas le choix. Interrogatoire et détention provisoire.

— L’accusation semble écrasante, je ne dis pas le contraire. Mais il y a des trucs qui ne collent pas, trop de trucs. Gaël était-il présent quand ce Joumot a insulté Josselin à la mairie ?

— Oui, et il s’est franchement marré, bien sûr. C’était clair que cela lui faisait plaisir.

— Mais pourquoi Gaël aurait-il raconté cette scène ?

— Pour expliquer la fureur de Josselin contre lui.

— Mais la première chose qu’aurait faite Josselin, ç’aurait été de tuer Joumot, pas Gaël, puisqu’on ne savait pas encore que le journaliste serait viré. Gaël s’était marré, c’est entendu, mais cela ne constitue pas un mobile. Cela fait un bail que Gaël le provoque à l’auberge et cela n’a jamais eu de suite. C’est la première fois que Gaël l’asperge de vin ?

— Au moins la cinquième fois. À ce que j’en sais. Je ne suis pas tous les jours à Louviec.

— Tu vois, et Gaël n’en a pas été tué pour autant. Josselin n’a pas de mobile.

— D’accord, mais que veux-tu, les mots sont là.

— Et parmi eux, il y en a un qui ne tient pas la route. « Tapé Joumot ». Tapé, Matthieu ? Mais c’est un mot d’enfant, cela. Tu imagines Gaël dire : « Il a tapé Joumot », comme dans une cour de récréation ? Cogné, frappé, déglingué, tout ce que tu veux mais pas ça. Non, ça ne marche pas. Ou il aurait fallu que Gaël soit retombé en enfance.

— Je te suis mais le sens est bien là, on n’y peut rien.

— Il est là pour « vicomte Josselin », mais ensuite, toute la phrase va de travers et elle ne rime à rien. Sans te parler de la fin qui est incompréhensible : « est mort ». Mais qui est mort, Matthieu ? Et « laissons… gar… », tu y comprends quoi ?

— Rien de plus que toi.

— À part le nom de Josselin, tu vois que rien ne tient debout. Tout ce qu’on peut comprendre des mots de Gaël, c’est « Le vicomte Josselin a tapé Joumot ». Je n’appelle pas cela une accusation de meurtre.

— Non. Mais le divisionnaire ne voit que ce nom : Chateaubriand. Et il me presse. Une arrestation aussi spectaculaire ne serait pas pour lui déplaire. Comment tu vois les choses ?

— Tu ne m’as pas dit si, à force de picoler et de gueuler, Gaël ne s’était pas attiré des ennuis pendant cette soirée à l’auberge ?

— Pas vraiment. Les gens sont habitués aux débordements d’ivrogne du garde-chasse, qui sont rares d’ailleurs. Ils l’entendent d’une oreille, ça glisse sur eux comme la pluie sur un toit d’ardoises, et ils poursuivent leurs conversations, jusqu’à ce que le patron foute Gaël dehors pour avoir la paix. Ah si, tout de même, un truc. Une femme est entrée, pas pour dîner mais pour menacer Gaël du poing en lui disant : « Tu veux ma mort ou quoi, Gaël Leuven ? Si tu me laisses pas tranquille, je te garantis que tu l’emporteras pas au paradis. » Et elle est sortie aussi sec. Cette femme, la mercière, elle croit dur comme fer aux histoires des ombres. Et comme Gaël est le chef des « piétineurs d’ombres », elle le craint et elle le hait. Ne crois pas que je n’ai pas fait mon boulot : elle a été interrogée à la première heure.

— Avant Josselin ?

— Le docteur Jaffré a dû partir accoucher une femme en urgence, juste avant l’arrivée de l’ambulance dans la ruelle. Par malchance, dans sa précipitation, il a laissé son téléphone sur place, puis enchaîné ses consultations tout le jour. On n’a donc appris les dernières paroles de Gaël qu’hier nuit, quand Jaffré nous a enfin joints depuis son domicile. Mais ce matin, Josselin est parti faire sa balade dans les bois et des courses à Combourg. Il fait beau, il peut s’attarder un bout de temps. Je ne vais pas lancer mes hommes à travers la forêt comme pour une chasse à courre.

— Je reviens à cette femme. Gabarit ?

— Une costaude. Taillée dans la masse, des bras comme des jambons. Dans l’après-midi, Gaël lui avait sauté sur la tête, enfin, sur l’ombre de sa tête, au moins cinq fois de suite. Selon elle, quand elle l’a vu en passant devant l’auberge, elle n’a pas résisté à venir lui dire « ses quatre vérités ». Puis elle serait rentrée directement chez elle, pas de témoins.