— Parce que, dit Adamsberg en durcissant le ton, ils nous ont envoyés faire foutre, coup sur coup. Refus de libérer les prisonniers quand j’étais menacé de mort, refus encore quand Rose a été enlevée. Et cette dernière indifférence, je ne l’ai pas supportée. Et puisqu’ils nous avaient envoyés au diable et à la mort, je les envoie au diable à mon tour.
— J’approuve, dit fermement Matthieu.
— Ils ne sont donc au courant de rien pour Rose et ils vont exploser quand ils l’apprendront. Se demander comment on l’a libérée, par quel marchandage, par quelle ruse peut-être. Et pourquoi pas envoyer une commission d’enquête, découvrir la porte blindée, interroger Robic, découvrir l’existence d’un faux message. Et on coulera à pic. On ne va pas leur donner cette joie, Matthieu.
— Certainement non. Ne nous reste donc qu’à nous démerder seuls avec Robic.
— Exactement. J’envoie demain un message sec de deux mots et pas plus pour les informer du sauvetage de l’enfant, cela nous couvrira. Puis, comme tu dis, on se démerde seuls. Tout le monde approuve ?
Il y eut un murmure de voix affirmatives et Johan jugea le moment opportun pour apporter le dessert.
Durant toute la journée du lendemain, Matthieu se consacra aux tâches administratives relatives à leurs nouveaux détenus, tandis qu’Adamsberg, après un nouveau séjour sur son dolmen, déambula lentement au hasard des rues avec ses gardes, les yeux vagues. Il s’arrêtait régulièrement pour reposer sa jambe puis reprenait son errance. Matthieu l’avait appelé à midi pour lui signaler que les agents postés en surveillance avaient surpris Robic en train de téléphoner à l’arrière de son pré à quatre reprises. Adamsberg rejoignit l’auberge à quinze heures pour y reposer sa jambe un peu malmenée. À dix-huit heures, sourcils froncés, il joignit de nouveau son collègue au commissariat de Rennes.
— Matthieu, dit-il, on en est à combien ?
— Combien de quoi ?
— D’appels.
— Onze. C’est beaucoup, non ?
— C’est trop. Rameute l’équipe, on se retrouve à l’auberge à dix-neuf heures.
L’angélus du soir sonnait quand les sept hommes et Retancourt s’attablèrent à nouveau chez Johan devant un verre de chouchen.
— Robic a déjà passé onze appels aujourd’hui, résuma Matthieu, et même sûrement plus car les gendarmes n’ont pu surveiller que l’arrière de la maison, encadré de peupliers et de fils barbelés. Mais pas l’avant, qui est bordé d’une haute haie épineuse. Il prépare son départ, cela ne fait aucun doute.
— Et s’il a déjà contacté au moins onze gars, compléta Adamsberg, son plan peut aboutir et nous prendre de court. J’ai l’impression qu’il avance beaucoup plus vite que prévu.
— S’enfuir, s’envoler… réfléchit Veyrenc. Il a peut-être trouvé hommes et véhicules, mais il n’a plus de fric.
— Si, Louis. Dans le coffre de son entreprise. Il raflera le liquide sur la route de son départ. De nuit. Cette nuit peut-être. Matthieu, il faut serrer les mailles. Double ton nombre d’hommes et prévois le roulement. Cela fera douze. Plus les gardes à boucliers et notre équipe égale vingt-sept.
— Je peux venir, dit Mercadet. J’ai beaucoup dormi.
— Égale vingt-huit, reprit Adamsberg. Nous devrons tenir jusqu’à l’aube.
— De nuit… répéta le commissaire. Et nuit noire évidemment, soit vingt-trois heures trente. Donc mise en place à vingt-deux heures quarante-cinq.
— Pus tôt que cela, Matthieu. Le type est rapide et imaginatif, on ne prend aucun risque. Qu’on soit prêts à l’arrêter dès vingt-deux heures. Encerclement de tous les abords de la maison. Rassemblement et départ de l’auberge à vingt et une heures trente.
L’homme réfléchissait. Si les flics avaient furtivement libéré Robic, ainsi qu’il les avait vus faire hier, il ne pouvait y trouver que deux explications. Soit les preuves n’étaient pas encore assez concluantes – et il en doutait fort –, soit il s’agissait d’une astuce de flics pour ramasser les derniers de la bande, s’il en restait. Et il en restait à coup sûr, vu le réseau de relations qu’il avait constitué au fil des ans. Que Robic soit tombé dans le panneau, c’était possible. Mais qu’il demeure tranquillement dans son jardin, non. Ce n’était pas du tout le genre du type. Qui devait se douter que tôt ou tard, et plutôt tôt que tard, la petite Rose le mettrait en cause et que les flics lui tomberaient dessus. Car à l’allure heureuse de Johan, il était évident que l’enfant n’était pas décédée. Robic devait déjà être en train de tisser sa toile pour filer de là, et au plus vite.
L’homme tâchait de se mettre à sa place : programmer une noria de voitures qui l’emmèneraient loin d’ici. Vers quelle destination ? Mais à Sète bien sûr. Où, largement payé, un batelier lui ferait traverser la Méditerranée. L’argent, c’était le nerf de la guerre, l’assurance de la réussite, et il lui en fallait des quantités. Seule solution, le prélever dans le coffre de sa propre entreprise. Réactif comme l’était Robic, il pouvait avoir disparu cette nuit, ou dès demain à l’aube. Les flics se retrouveraient le bec dans l’eau. Il se frotta les mains en souriant. On allait bien s’amuser.
Robic raccrocha après son dernier appel. Tout était en place, et une voiture l’attendrait non loin de la vieille porte nord, sur le chemin de la Malcroix, à trois heures et demie du matin. Il entrerait dans son entreprise par la porte blindée latérale, et une fois son sac chargé de fric à plein, ils prendraient la route vers le sud. Sa femme, revenue, avait encore convié une foule de gens mais pour une fois, cela l’arrangeait. Il pouvait aller et venir, achever ses préparatifs, rassembler de quoi se grimer, et recevoir les dernières confirmations sans que nul n’y prête attention. Et à trois heures du matin, tous ces crétins d’invités seraient depuis longtemps partis et sa femme hors d’état de nuire.
Tout marchait encore mieux qu’il ne l’espérait. Cependant, le message qu’il avait reçu à dix-neuf heures trente, depuis un portable certainement volé, contrariait sa satisfaction : Annulation liberté à craindre, demain. Informations. Urgent. Rdv ce soir près de ton cellier, mur nord, à 21 h. Je répète : Urgent.
Demain ? Les huiles du ministère avaient donc changé d’avis ? Très possible s’ils avaient appris sa tentative d’assassinat sur la gosse. Elle avait dû parler des « bonbons » à avaler de force. Mais demain, quelle importance, il serait déjà loin. Néanmoins, il était essentiel de connaître ces nouvelles informations.
Le repas chez Johan était à la fois tendu et animé, chacun cherchant, à présent que leurs personnalités étaient mieux connues, lequel des onze hommes de la bande aurait pu perpétrer pour son compte les meurtres de Louviec. Et pourquoi ?
— Après tout, dit Matthieu, ce n’est pas parce qu’ils sont à Robic qu’ils n’ont pas des affaires personnelles à régler. Prends Robic par exemple. À peine revenu à Louviec, Jean Armez est assassiné.
— Je crois plutôt que tout vient de cette affaire d’héritage, dit Berrond.
— Et tout partirait du docteur Jaffré, dit Retancourt. Il savait que le testament était un faux. Il a pu en parler à sa collègue, la psychiatre. Et au maire. Il en a bien parlé à Johan.
— Et à Gaël ? demanda Noël, dubitatif.
— Gaël était de taille à faire chanter Robic, dit Retancourt. Soit pour l’héritage, soit pour Jean Armez.
— Et les œufs alors ? dit Mercadet en se resservant. Qu’est-ce qu’ils viennent faire dans cette histoire, les œufs ?
— Diversion, dit Verdun. Pour nous envoyer sur la piste de l’avortement et nous éloigner du vrai mobile. Ce qu’on a fait comme de bons petits soldats.