— Elle a très bien pu l’attendre dans la ruelle, un couteau à la main.
— Mais le menacer devant tout le monde avant de le tuer, c’est vraiment se mettre la corde autour du cou.
— Elle est peut-être un peu gourde, elle a agi sans réfléchir.
— Elle est un peu gourde, pas de doute là-dessus. Mais surtout, elle est à la tête du groupe des commères. Médire de tous, même des gosses, on dirait que ça la passionne. Elle s’appelle Marie Serpentin, mais on la surnomme surtout « Le Serpent », ou « La Vipère ».
— Ils s’amusent bien, à Louviec.
— Que veux-tu, ils s’ennuient pas mal.
— La Vipère ? répéta Adamsberg. Mais il y a « vi » là-dedans, comme dans « vic ».
— Mais il n’y a pas « oss ». Je pense simplement qu’elle est un peu cintrée. Elle rêvait d’une famille idéale de sept enfants sans être assez belle ni maline pour attirer le moindre gars. Elle est restée seule dans sa mercerie, et tu sais que dire du mal, c’est souvent quand on en a, du mal. Et se jeter dans des histoires d’ombres jusqu’au fanatisme, ça vient souvent de là aussi. Ça donne un but. Mais de là à sortir un couteau, il y a un sacré pas.
— Je te suis. Mais ce qui m’intéresse, c’est que tu as une autre suspecte. Elle, et tous ceux que Gaël provoquait en piétinant leurs ombres. Tu as des empreintes ?
— Oui, des plus bizarres. On dirait que le tueur a glissé dans le sang. Disons que ce sont des empreintes lisses, avec des plis irréguliers.
— L’assassin a dû nouer des sacs plastique autour de ses chaussures. Vous avez fait toutes les poubelles du coin, je suppose. Pour trouver les sacs et les gants ?
— Dès l’aube. Pas trace de gants, ni de tes sacs.
— Et Josselin ? Quand a-t-il quitté les lieux ?
— Il est parti avant les autres. Avant Gaël. Vingt-quatre témoins. Mais lui aussi, il aurait pu attendre Gaël dans la ruelle. C’est mauvais, cela, très mauvais. Je te repose la question : comment vois-tu les choses ?
— Attends, laisse-moi réfléchir un instant. Un long instant s’il te plaît, je réfléchis aussi lentement que je marche et j’écris. Et pire, je ne réfléchis pas toujours dans l’ordre.
Matthieu savait cela, mais il tenait à l’avis d’Adamsberg, comme bien d’autres. Il alluma une cigarette et plus de cinq minutes s’écoulèrent avant que le commissaire ne reprenne la ligne.
— Je serais toi, mon camarade, je ne foncerais pas bille en tête.
— Parce que tu ne fonces jamais bille en tête.
— Ne crois pas cela, ça m’arrive. Pour toi, les derniers mots de Gaël sont accablants. Oui, il y a le nom de Josselin, et c’est grave, mais ce ne sont que des fragments. Et le reste ne coule pas de source. Si tu arrêtes Josselin, le visage du « vicomte de Chateaubriand » sera sur toutes les manchettes et passionnera l’opinion jusqu’au procès. Mais à ce procès, Matthieu, même le plus crétin des avocats démolira cette seule « preuve », cette fameuse phrase, en un tournemain : aucune accusation, pas de mobile, pas de preuve matérielle, des illogismes, des incohérences, l’ivresse de la victime, d’autres suspects, au vu de la nature belliqueuse de la victime, qu’on mettra bien en évidence pour l’opposer au tempérament tranquille et serviable de Josselin. Face à ce Joumot, c’est une autre histoire, il a cogné. Mais qui ne l’aurait pas fait à sa place ? Au bout du compte, Matthieu, et grâce à l’émerveillement pour l’ancêtre écrivain, qui continue de ruisseler sur les épaules de son étonnant descendant, tu peux être assuré qu’il sera acquitté. Après des mois passés en détention provisoire et dont tu seras responsable. Ce qui te placera dans une position bien délicate. Bévue ? Précipitation ? Tu risques d’en entendre de belles et de servir de bouc émissaire. Le terrain n’est pas assez solide. Et le plus grave, ce serait de risquer de coller un innocent en prison.
Ce fut au tour de Matthieu de rester silencieux et d’Adamsberg d’allumer une cigarette. Il avait repris cette habitude pendant le temps où son fils aîné avait habité chez lui, laissant traîner ses paquets. Il n’aimait pas ce tabac, mais il en fumait une de temps en temps, le soir, en compagnie de son fils. Habitude qu’il avait conservée après son départ. Il achetait la même marque, se disant qu’il ne fumait pas mais se contentait de voler des cigarettes à son fils, ce qui était tout différent.
Matthieu le reprit en ligne.
— Tu as raison, dit-il, la voix raffermie. J’ai eu un choc en lisant ce « vic… oss », j’ai perdu mon sang-froid. Je vais tenter de freiner mon divisionnaire, j’ai noté toutes tes objections. Car si Josselin est emprisonné puis acquitté, lui aussi sera dans le bain.
— Jusqu’au cou. Cela ne me regarde en rien, mais si tu fais traîner jusqu’à quatorze heures, m’autoriserais-tu à assister à ton interrogatoire de Josselin ? J’aimerais beaucoup le voir.
— Le voir ? À quoi cela t’avancera ?
— Le ton de sa voix, les expressions de son visage, ses gestes, ses réactions.
— Pourquoi pas ? Mais sois discret. À la gendarmerie de Combourg, entre par la porte de derrière, évite l’ascenseur, grimpe au troisième étage et prends la première porte à gauche. C’est là que j’ai installé mon bureau provisoire. Si quelqu’un te pose une question, dis que j’ai demandé à te voir.
— Merci, Matthieu. Je file à la gare.
Adamsberg traversa la grande salle de la Brigade presque au pas de charge, allure qui stupéfia tous ses adjoints, et laissa ses consignes à Danglard pour la journée. Le commandant le rattrapa, se hâtant sur ses longues jambes molles.
— Mais où allez-vous, bon sang ? demanda Danglard.
— À Combourg, aller-retour. Je veux assister à l’interrogatoire de Chateaubriand, il est en danger.
— Non seulement cela ne nous regarde pas, mais c’est totalement illégal. Vous perdez l’esprit, commissaire.
— Cela restera officieux.
— Bon sang, vous avez oublié la réunion de onze heures ? La femme en fourrure et diamants assassinée et dépouillée dans sa voiture hier soir ? On n’a rien à se mettre sous la dent. Hormis ce témoin qui a vu brièvement la voiture à l’arrêt, un homme penché vers la portière, mendiant de l’essence avec son jerrican à la main. Cela ne vous dit plus rien peut-être ? Pas une piste, pas une empreinte, une femme aux relations longues comme mon bras, abattue sur place, et vous, vous foutez le camp ?
— Ça ne me dit tellement plus rien, Danglard, que ce matin à l’aube, j’étais sur le périmètre du crime, fouillant les buissons et les bois en contrebas de l’emplacement de la voiture.
— On les avait déjà ratissés la veille avec vingt-cinq hommes et dix-huit projecteurs. Un véritable dépôt d’ordures. Résultat : néant.
— Mais on l’a fouillé sans chien renifleur. Et un jerrican, ça pue. Ce jerrican, vert sombre, était très profondément enfoncé dans un if, on est passés à côté.
— Le meurtrier portait des gants.
— Pour faire son coup, évidemment. Mais c’est son jerrican, et il y a ses anciennes empreintes dessous. On ne la trouve pas toujours, mais c’est rare que ces types ne fassent pas une bourde. J’ai réveillé Lambert à sept heures et une heure après, j’avais la réponse : Simon Reboulier, dit Sim l’anguille, l’insaisissable. Deux ans de taule il y a vingt ans, puis une carrière dans le vol, l’attaque à main armée et l’assassinat si besoin, sans qu’on n’ait jamais réussi à le serrer. Le type est très fort, il change de nom, d’aspect et de lieu comme de chemise. L’anguille pouvait encore nous filer entre les doigts des années, mais pas entre les narines d’un chien. Le jerrican est dans mon bureau sous scellés, et le rapport de Lambert sur ma table. Reste à choper le gars. Ses années d’immunité et l’âge venant l’ont rendu plus imprudent, plus négligent. D’après les fichiers, il traîne souvent ces derniers temps dans la maison de jeux d’Angelo, Le Dé Chanceur. Sa planque doit être dans le coin. Prenez chacun une photo de lui, faites tous les cafés du coin, les petits hôtels, les meublés. Sinon, la routine, on fera les receleurs.