— Le meurtre d’Anaëlle ne cadre pas avec cette hypothèse.
— Sauf pour rendre plus crédible la manœuvre de diversion.
— Mais ce n’est pas Robic qui s’est chargé de ces meurtres, dit Matthieu. Ce n’est vraiment pas sa manière. Il a pu utiliser Le Guillou, Yvon Le Bras, Hervé Pouliquen. Ou les trois successivement. Il va falloir les dresser les uns contre les autres.
Maël poussa la porte de l’auberge peu avant vingt heures.
— Je peux ? demanda-t-il en saluant à la ronde. J’ai travaillé comme un bœuf pour finir les comptes de la semaine, j’avale un morceau en vitesse et je m’y remets.
— Assieds-toi, dit Johan, j’ai fait du rôti. Sauce champignons-lardons.
— Il paraît que vous avez laissé Robic en liberté, dit Maël. Et moi qui me faisais une joie de l’imaginer derrière les barreaux, dit-il en soupirant.
— Qui te l’a dit ? demanda Adamsberg.
— Un type – le forgeron – qui le savait d’un type qui le savait d’un type, etc. Je comprends que vous avez votre petite idée derrière la tête, comme, je ne sais pas, vous servir de Robic pour piéger les derniers de la bande. Ce que je voulais vous dire, c’est qu’un homme comme ça, il est bien capable de vous filer vite fait entre les pattes.
— On le sait, dit Matthieu.
— C’est pas tes affaires, Maël, dit Johan. Laisse-les faire à leur façon.
— J’ai rien contre, dit tristement Maël. Mais as-tu déjà oublié que c’est moi qui les ai informés juste à temps de l’endroit où ils cachaient ta fille ?
— Non, dit vivement Johan, et je t’en ai une reconnaissance éternelle. Pardon, Maël, pardon.
— C’est qu’au cas où, je voulais juste rendre service, dit Maël. Je voulais les prévenir : je vous ai dit, j’ai bossé un temps comme maçon au noir chez Robic, du temps qu’il faisait construire sa maison, il y a quatorze ans de ça. Eh bien, tout au fond de sa propriété, au nord, dans les broussailles, il y a une ancienne porte de cave qui donne sur un tunnel qui débouche sur le chemin de la Malcroix et rejoint la route de Montfort-la-Tour. Et c’est bien possible, même si c’est vieux, que le tunnel soit toujours en état.
— Comment sais-tu cela ? demanda Matthieu.
Maël avait fini rapidement son assiette et but quelques gorgées de vin.
— Les collègues m’avaient dit que c’était interdit de s’approcher de là parce que c’était un nid à vipères.
— Et tu as quand même été voir ? dit Matthieu.
— Ben, ça me semblait bizarre qu’on laisse ces broussailles en plan et les vipères tranquilles, alors j’ai mis des grandes bottes et, un soir, j’ai été regarder. C’est comme ça que j’ai découvert le tunnel. Les vieilles serrures s’ouvraient d’un coup de tournevis.
— On l’a trouvé, dit Adamsberg. Les portes et serrures avaient été changées mais on les a forcées pour voir si le coffre était planqué là-dedans. Le tunnel est toujours en état, la sortie sera surveillée.
— Ah, ça me rassure, dit Maël en soufflant et vidant son verre. Ça me travaillait tellement, cette histoire de passage, que c’est comme ça que j’ai pris du retard dans mes comptes. Mais si vous êtes au courant, alors tout va bien, je vais pouvoir clore le bilan et dormir à tête reposée.
Maël n’était pas sorti depuis cinq minutes que Chateaubriand poussait la porte.
— Pardon, Johan, il te resterait un morceau de viande froide ?
— Chaude, même, installez-vous.
— On raconte que Robic est toujours libre ?
— Décidément, dit Adamsberg en souriant, tout le monde vient aux nouvelles. Comment le savez-vous ?
— Tout Louviec le sait, dit Josselin, mais je me demandais si la rumeur était vraie.
— Elle l’est, dit Matthieu.
— Gare à lui, alors, dit Josselin en remerciant d’un signe Johan qui lui apportait son plat. Il peut vous jouer la fille de l’air en un rien de temps.
À vingt et une heures trente, la troupe des policiers de l’équipe de nuit quittait l’auberge en direction de la demeure de Robic. Ils se garèrent à trois cents mètres de là et se répartirent silencieusement sur tout le périmètre de la propriété, s’apprêtant à veiller, prêts à contrer toute tentative de fuite. Adamsberg, assis dans l’herbe avec ses gardes aux abords de la sortie du vieux tunnel, hocha la tête. Le dispositif était en place, Robic ne leur échapperait pas.
XLIV
La femme de Robic se souciant comme d’une guigne de ce que pouvait bien faire son mari, c’est le jardinier qui découvrit au matin, vers huit heures moins le quart, le corps de son patron couvert de sang, derrière le cellier. Il le détestait et le voir mort ne l’émut en rien. Mais cette débauche de sang le dégoûtait, des mouches tournaient déjà, il s’éloigna de quelques mètres pour appeler la gendarmerie de Combourg où on le mit en rapport avec le commissaire Adamsberg, dont les troupes fraîches de l’équipe de jour étaient déjà en route pour relayer la surveillance qui avait duré en vain toute la nuit.
Adamsberg joignit aussitôt Matthieu, puis le médecin légiste, peu heureux d’être tiré de son lit à cette heure un dimanche. Matthieu prit aussitôt la route de Combourg avec ses adjoints.
— Quels cons on a été, grondait-il au téléphone.
— Parce qu’omnubilés, confirma Adamsberg. On n’a pensé qu’à une seule chose, bloquer la fuite de Robic.
— Obnubilés, corrigea Matthieu.
— Si tu veux.
— Résultat, on a gardé les accès toute la nuit pour guetter sa sortie. Sans imaginer que depuis la trahison du grand chef, un meurtrier serait déjà dans la place pour la lui faire payer. Mais comment pouvait-on supposer que ce type passerait à l’acte aussi vite ? Alors que Robic était encore en liberté surveillée ?
— Parce que tout Louviec a su que la petite Rose était hors de danger. Ce qui signifiait un risque d’arrestation imminent.
— Et cela, cria Matthieu en doublant dangereusement un camion, c’était notre boulot de le prévoir ! Que s’est-il passé, merde ?
— Cette sacrée omnubilation, Matthieu. Ça arrive à tout le monde et même aux meilleurs flics, mais dans tous les cas, ça rend con, comme tu as dit.
— L’obnubilation, Adamsberg.
À vingt mètres du corps, la vue du cadavre de Robic, telle une masse sanglante, s’annonçait difficile et ils s’en approchèrent à pas lents. Un couteau était planté dans le poumon, mais le corps était couvert de quantité de blessures, bien plus nombreuses que celles qu’avait reçues la psychiatre. Les jambes même ne semblaient pas avoir échappé au massacre, pas plus que les bras ni les yeux, crevés tous les deux.
— En tout cas, dit Matthieu d’une voix ensommeillée, ce n’est pas l’œuvre du tueur de Louviec. Un grand couteau de cuisine, mais pas un Ferrand, pas d’œuf dans le poing, des blessures multiples.
— J’ai déjà vu bien des corps mutilés, dit le médecin légiste, par des assassins au paroxysme de la fureur, mais cela choque toujours. On ne peut rien savoir avant d’avoir nettoyé le sang, mais il a été frappé quelque quarante fois. Les blessures non létales, aux jambes, aux bras, au visage, ont été infligées avant le dernier coup mortel au cœur. Pour le faire souffrir, sans aucun doute.
— À quelle heure estimez-vous son décès ?
— Hier soir, probablement avant le crépuscule, mais quand ? Donnez-moi l’heure à laquelle il a pris son dernier repas dès que possible. J’appelle une ambulance.