— L’assassin devait être couvert de sang, dit Matthieu.
— Sûrement. Mais il n’a pas été loin pour se changer. À peu près là, dit Adamsberg en montrant à un mètre de la tête un cercle piétiné, semé de gouttes de sang, bien plus abondantes que d’habitude. Cette fois, il devait avoir pris soin de couvrir ses habits et d’emporter un sac.
— Une crise de fureur ne se prémédite pas, dit Matthieu.
— Mais elle peut jaillir en une heure, une fois la décision prise. Il y avait des invités hier soir ? demanda-t-il au jardinier qui, sans consigne, était resté piqué à son poste.
— Une flopée, dit le jardinier. Quand je suis parti à dix-neuf heures, il y en avait bien déjà trente-cinq.
Matthieu allait et venait le long des murs qui encadraient la face arrière de la grande maison. Depuis le mur nord, il fit signe à Adamsberg.
— Il est entré et ressorti par le tunnel. Regarde, la serrure a été forcée et les ronces sont piétinées devant la porte.
Matthieu et Adamsberg revinrent rapidement vers le médecin, prêt à faire embarquer le corps dans une ambulance.
— Donnez-nous le temps de le fouiller d’abord, demanda Adamsberg.
Les deux commissaires, aidés de Retancourt et Berrond, s’attaquèrent à cette tâche nauséeuse et sortirent sur l’herbe des clefs, de l’argent de poche et un portable ensanglanté. On trouverait le reste de son équipement dans un sac, prêt à partir.
— Quelqu’un a-t-il des mouchoirs en papier ? demanda Adamsberg.
— Moi, dit le docteur.
— Merci, dit le commissaire en changeant de gants pour essuyer comme il le pouvait le téléphone, puis l’allumer et le tester. Il fonctionne encore, dit-il en le tendant vers Mercadet qui se tenait un peu loin de la scène. Lieutenant, je ne trouve pas ses messages d’hier, envoyés ou reçus. Tous effacés. Vous pouvez les récupérer ?
Mercadet hocha la tête et se mit à l’œuvre.
— C’est le tueur de Louviec qu’a fait ça ? demanda le jardinier.
— Qu’est-ce qui vous le fait croire ?
— Ben la façon. Le grand couteau planté dans le cœur, et puis laissé dans la plaie. S’il commence à s’attaquer à Combourg, on n’a pas fini.
— Qu’est-ce que vous pensiez de votre patron ? poursuivit Adamsberg.
— Rien de bon, mais faut pas dire du mal des morts. Mais ce qui lui est arrivé, on peut pas dire que ça m’étonne.
— Et pourquoi ?
— Il était pas apprécié, c’est tout, et y en avait qui le détestaient.
— Vous, par exemple ?
— Aussi. Il prenait à peine le temps de me saluer, j’étais qu’une chose à ses yeux. Mais il payait bien, ou se fendait des fois d’une politesse. Pour s’assurer de notre docilité.
— Et avec sa femme ? Cela se passait comment ?
— Oh, avec elle, c’était la guerre. Un jour que je travaillais aux rosiers jaunes, je les ai entendus s’engueuler. La fenêtre était ouverte, j’allais pas me boucher les oreilles.
— Qu’est-ce qu’ils se disaient ?
— Monsieur Robic voulait se séparer et, à ce que j’avais déjà entendu, c’était pas la première fois. Elle a ricané et elle a dit, je m’en souviens très bien parce que ça m’a donné à penser, elle a dit, bien tranquille : « Tu ne peux pas, j’en sais bien trop sur toi. Faut te le dire combien de fois ? » Et lui, on le sentait fou furieux et il a crié : « Tu joues avec le feu et tu vas le regretter. » Mot pour mot. Si c’est pas des menaces, ça, je veux bien être pendu. C’était pas sorcier à comprendre : il voulait pas lui laisser la moitié de l’argent et puis c’est tout. Et elle, qu’elle était bête comme ses pieds, elle a ri. Et ce « j’en sais bien trop », ça m’a confirmé dans mon idée que le patron, c’était pas un type régulier. Et dans le coin, y en a beaucoup pour dire qu’il y avait du louche là-dessous et que son magasin, ça suffisait pas à expliquer tout son argent. Et la preuve qu’on n’avait pas tort, c’est qu’il avait une bande et qu’ils se sont tous retrouvés en prison.
— Ils vous font travailler le dimanche ?
— Oui, pour que les fleurs de Madame soient toujours parfaites. Mais c’est payé double, alors je refuse pas. De toute façon, ici, on n’a pas trop le droit de refuser.
Berrond et Retancourt sortaient de la maison où ils étaient allés interroger les domestiques. Ils avaient servi Robic vers dix-neuf heures quarante-cinq, il avait mangé très vite et achevé son repas en un quart d’heure.
— Il dînait avec sa femme et les invités ?
Les deux femmes se regardèrent, embarrassées.
— Allez-y, les encouragea Berrond, c’est une enquête policière.
— C’est qu’on n’a pas servi Madame. Faut dire que la fête avait commencé tôt, vers dix-huit heures trente, et que, ma foi, une bonne heure après, elle avait eu besoin d’aller se reposer un peu.
— Vous voulez dire qu’elle était déjà ivre ?
— C’est ça, monsieur le commissaire.
— Lieutenant, rectifia Berrond.
— Mais ça lui arrivait assez souvent de quitter la table brusquement. Et elle redescendait presque toujours un quart d’heure après, en bonne forme. Nous, ce qu’on se disait, c’est qu’elle était montée pour… pour…
— …vomir, n’est-ce pas ?
— Voilà, oui. Sauf qu’hier, elle est pas revenue à table. Monsieur a été voir ce qui se passait et il est redescendu en disant qu’elle dormait comme une souche, qu’il fallait la laisser se reposer et qu’on se passerait d’elle. Il en avait l’air bien content. Pas vrai, Coralie ? Puis il a quitté la pièce, il n’aimait pas ces réceptions.
— Pardon, dit Mercadet en se rapprochant des commissaires, j’ai pu rattraper dans son portable des bribes de messages : une voiture devait venir le chercher à trois heures et demie du matin, sur le chemin de croix quelque chose.
— De la Malcroix, dit Adamsberg. Pour aller au coffre, certainement, puis continuer sa route. Et cette voiture, pourquoi ne l’a-t-on pas vue ? Parce que la présence des flics l’aura dissuadé.
— Mais le dernier qu’il a reçu, je l’ai en entier. Et il fixe l’heure de la mort. On lui donnait un rendez-vous urgent derrière son cellier à vingt et une heures. Son meurtrier, sûrement.
Adamsberg lut le message et hocha la tête.
— Envoyé à dix-neuf heures trente, dit-il. Un traquenard, mais vu les circonstances complexes de son départ, Robic n’a pas su y résister. Il voulait connaître ces fameuses « informations ». Vous avez un expéditeur ?
— Tout simple. Une certaine Louise Méchin.
— Vous connaissez ce nom, Matthieu ?
— Mais tout le monde le connaît ! s’écria Matthieu. C’est la doyenne de Combourg, quatre-vingt-dix-neuf ans ! Toujours le sourire et bonne comme le bon pain. Des friandises plein ses poches pour les gamins. Elle fait elle-même ses courses à petits pas, avec son cabas grand ouvert, rien de plus simple que de lui piquer son téléphone. Le gars aurait même eu le temps de taper son message sur place, de la rattraper en trois enjambées et de remettre l’appareil dans son sac qu’elle ne s’en serait pas même aperçue.
— Berrond, Retancourt, appela Adamsberg, allez me secouer la veuve Robic. À ce qu’on a compris, elle ne va pas être désespérée par la mort de son mari.
— À cette heure-là ? Vous y pensez pas ? dit Coralie, effarée.
— À cette heure-là, oui. Où est sa chambre ?
— Quand vous arrivez dans le couloir, c’est la première à droite. C’est la plus belle, elle donne sur le parc.
Berrond frappa à la porte mais Mme Robic ne répondit pas. Retancourt cogna plus fort, sans succès.
— On entre, dit-elle.