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— C’est impossible, dit Adamsberg.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’on connaît le tueur.

— Vous le connaissez ? s’écria Maël.

— Oui.

— C’est certain, ça ?

— Certain.

— Alors qui est-ce ? s’énerva Maël. Qui est-ce ?

Adamsberg resta muet, faisant cette fois tourner le pied de son verre sur la table dans un silence de plomb.

— Mais qui c’est ? insista Maël. Pourquoi vous voulez pas me dire son nom ?

Adamsberg but une gorgée d’eau et reposa son verre sans un bruit.

— Mais parce que c’est toi, Maël, dit-il doucement.

XLVI

Tous fixaient Adamsberg, hébétés, incrédules. Maël était si stupéfait qu’il en avait la bouche ouverte. Il reprit la parole après quelques minutes d’un pesant malaise.

— Mais vous blaguez, commissaire, ou vous avez perdu l’esprit. Moi ? Moi ? Le tueur de Louviec ?

— Toi.

— Je vous ai toujours trouvé bizarre, commissaire, et même des fois, ahuri. Mais cette fois, je porte plainte, dit Maël en se levant, plantant ses gros poings sur la table.

— Rassieds-toi, dit Adamsberg avec calme. Tu porteras plainte plus tard, quand j’aurai fini de m’expliquer.

Le regard d’Adamsberg fit le tour de ses collègues et ne rencontra que des visages sceptiques, embarrassés, inquiets, à l’exception de celui de Veyrenc. Il les comprenait. Lui-même avait mis tant de temps avant que sa pensée ne se resserre sur Maël.

— À vrai dire, dit-il en se levant – à présent sans béquille –, non pour donner un cours magistral mais parce qu’il supportait mal de rester trop longtemps assis, je ne peux pas vous exposer point par point comment j’en suis venu là, car il s’agissait d’une nuée de points, ni logique, ni cohérente, et non pas de points gentiment rangés en ligne. Les éléments étaient dispersés, insaisissables parfois, ou incompréhensibles.

— Les idées vagues, murmura Matthieu.

Adamsberg approuva de la tête.

— Mais je peux au moins dire ce qui me gênait ou me mettait mal à l’aise sans que j’en comprenne la raison. Tout, ou presque, était déjà dans les dernières paroles de Gaël, sur lesquelles nous nous sommes égarés. Nous avions la clef, mais elle était trop enfouie pour que nous puissions l’utiliser. Mais cette clef, j’avais dû la percevoir à mon insu. Et puis deux mots, depuis les débuts, me troublaient et m’incommodaient brusquement. Tout ce qui comportait le terme « dos », comme « sur le dos », « mettre sur le dos », « avoir sur le dos ». Mais aussi, bizarrement, le mot « cordial ». À notre arrivée ici, à mesure qu’on nous présentait les habitants, on l’entendait très souvent. « C’est quelqu’un de cordial, de chaleureux. » « Cordial », « cordial », un mot sympathique, qu’est-ce qui pouvait bien me gêner là-dedans ? Et puis il y a eu l’œuf, qu’on a mal interprété, il y avait ce « brion » prononcé par le maire mourant. On y a entendu « embryon », et on n’avait pas tort, mais cela n’expliquait pas qu’il n’ait pas employé le mot « fœtus », que tout le monde utilise. Et le maire avait parlé d’« imposteur », une piste que l’on n’a pas suivie non plus, et moi pas plus que vous, car nous étions incapables de l’interpréter. « Imposteur » : quelqu’un qui fait croire être quelque chose qu’il n’est pas. Et encore ces mots de Gaël, « tapé Joumot ». Je vous l’avais dit, « taper quelqu’un », c’est fait pour les enfants. Les adultes disent « frapper », « casser la gueule » ou tout ce que vous voulez, mais pas « taper ». J’avais aussi un peu de mal à comprendre la répulsion que ressentait Maël chaque fois que quelqu’un frappait sa bosse, alors que le geste était amical, cordial justement.

Adamsberg s’interrompit et se frotta les joues.

— Désolé, non seulement je ne sais pas raconter dans l’ordre, mais rien ne nous est arrivé dans l’ordre, pas plus que mes pensées – mes « idées vagues », Matthieu. J’ai réfléchi aux mots de Gaël, à ce « tapé » qu’il avait employé. Que peut-on donc « taper » chez un adulte ? Mais son dos bien sûr, uniquement son dos, ou bien son épaule. « Il lui a tapé sur l’épaule », « il lui a tapé dans le dos ». Là oui, ce mot collait bien, mais ça ne marchait pas du tout avec « Joumot ». Cela évoquait tout de même des gestes cordiaux. « Taper dans le dos » et « cordialité », oui, cela allait bien ensemble. Et s’il y en avait un à qui on tapait sans arrêt dans le dos cordialement, c’était bien Maël, en dépit de son exaspération. On pouvait très bien comprendre que cette manie qu’avaient les autres de taper sur sa bosse, et depuis son enfance, puisse le mettre hors de lui, lui rappelant sans cesse qu’il était bossu. Et c’est d’ailleurs ainsi qu’on l’appelait : « le Bossu ». Comme s’il était impossible qu’on oublie cette bosse un seul instant. De cela, on sait qu’il a souffert terriblement. Dans sa jeunesse, moqué, mis à part, montré du doigt, et dans son âge adulte, un homme devenu « le Bossu », et jamais « Maël ». Oui, une vie de tourments sans relâche, Maël, dit-il en le regardant, de la douleur, et du chagrin. Pour d’autres raisons, on pourrait dire de même que la vie de Josselin fut piétinée : privé de sa personnalité au profit de Chateaubriand l’ancêtre, comme Maël au profit du Bossu.

Adamsberg demanda de nouveau du café chaud à Johan et ne reprit qu’à son retour.

— Mais des vies estropiées, reprit-il en se servant, on en a tous connu. Et ces victimes ne sont pas devenues des tueurs pour autant. Non, il y avait autre chose. Pour que Maël refuse à ce point qu’on touche à sa bosse – et il s’installait le plus souvent dos au mur quand il était chez Johan –, il y avait forcément une raison puissante. Nous sommes passés à côté parce que le fait est très rare. Mais il était pourtant écrit dans les œufs fécondés écrasés dans les poings des victimes, il était dit dans les mots du maire, comme dans ceux de Gaël. J’ai reconstitué très tard le début de la véritable phrase de Gaël : « vic » et « oss » ne désignaient pas Josselin. Mais signifiaient « Yvig », qui est le nom de famille de Maël – le « ig » se prononce « ic » en breton –, et bosse. Yvic, bosse. Et sa bosse, on l’avait frappée, et sacrément. « Yvic bosse tapé. » Tapé quoi ? Joumot ? C’est ce que le docteur a entendu et que Matthieu a interprété, et nous à sa suite, parce qu’on connaissait Joumot. J’ai cherché un mot très proche qui fasse que la phrase ait du sens. Ça m’a donné « Yvic bosse tapé jumeau ». Je me suis redressé sur mon dolmen. L’œuf, l’embryon détruit, le jumeau, la bosse. Et je ne voyais pas par quel mystère insensé cette bosse devait être un jumeau, et non pas une véritable bosse. Mais il n’y avait pas d’autre chemin. Alors j’ai cherché.

— Et vous avez trouvé, dit Mercadet, qu’il arrive, très rarement, qu’un embryon se fixe sur un autre embryon et s’y développe en partie. Cela peut être n’importe où sur le futur enfant, sur son front, dans l’abdomen, sur son dos. Et en effet, il s’agit d’un jumeau. Une fois l’enfant né, le fœtus inachevé qu’il porte en lui, inaperçu à la naissance, peut croître durant des années, permettant l’apparition de fragments d’un crâne, de cheveux, d’éléments de torse, de fractions de membres. Ce fœtus incomplet, non viable, peut prendre l’aspect d’une bosse à l’endroit où il s’est fixé, et donner une impression assez solide au toucher.

— C’était bien cela, Maël ? dit Adamsberg. Et ce jumeau inachevé, tu t’y es fébrilement attaché. À quel âge as-tu appris que tu portais un frère, et non une bosse ? Onze ans ? Treize ans ? Et c’est pour cela que tu ne tolérais pas qu’on frappe ta « bosse ». Car pour toi, chaque claque abîmait ton jumeau et risquait de le tuer. C’est de cela qu’a parlé le maire : d’une imposture. Faire croire à tous que tu étais bossu alors qu’il s’agissait de tout autre chose. Pourquoi n’as-tu jamais dit la vérité ? On avait dû t’expliquer maintes fois dans ta jeunesse que ce jumeau pouvait se mettre à dépérir, provoquer alors une infection et te faire mourir, toi. Et tes parents, qui t’aimaient, voulaient à toute force te faire opérer. Mais toi, tu l’as toujours refusé avec la dernière énergie. Ce jumeau, tu le garderais, envers et contre tout. Et tu l’as gardé. Et il était hors de question que quelqu’un sache la vérité : d’abord parce qu’on te regarderait comme une bête curieuse, bien plus qu’on ne le fait d’un bossu, ensuite parce que nul ne te laisserait en paix avant que tu ne te défasses de ce jumeau menaçant, ou plutôt, pardonne-moi, de ce fragment de jumeau. Et cela, non. C’était bien plus que ton compagnon, c’était ton double. Sa conservation était devenue à ce point obsessionnelle que la terreur de le perdre à cause des claques que lui donnaient les autres te rendait fou. Les fortes tapes répétées de Gaël surtout, qui, selon sa nature de provocateur, pouvait t’en administrer dix dans la soirée. C’était le roi des claqueurs. Anaëlle aussi, avec sa nature vive, impulsive, très cordiale, tapait sans retenue sur ta bosse chaque fois qu’elle te rencontrait. Très souvent, car vous vous croisiez presque tous les jours en allant au travail. Le maire de même, aux gestes toujours vigoureux, qui voulait par cet acte te témoigner sa sympathie. Les autres, dans l’ensemble, pour ce que j’ai pu en observer, agissaient beaucoup plus doucement, par un effleurement, une caresse, et tu ne les craignais pas. Je tiens ces renseignements de Josselin, qui m’a répondu sans comprendre le sens de mes questions. Car pour ma part, je ne t’avais vu bossu qu’un seul soir. Restait le médecin, qui avait palpé cette bosse et ne s’y était pas trompé. Il en avait parlé à sa collègue, la psychiatre, et tous deux voulaient te convaincre à toute force de te faire opérer. Elle était donc dans le camp ennemi, comme le docteur Jaffré. Non pas parce qu’ils te tapaient, mais parce qu’ils savaient.