Sur le seuil
par Keith Laumer
Le général de brigade Straut appuya les coudes sur la table de cuisine qui lui servait de bureau, leva ses jumelles et observa depuis le second étage de la ferme l’engin volumineux qui gisait, incliné, à la lisière du bois. Il examina les silhouettes qui allaient et venaient autour de la masse grisâtre puis il appuya sur le contact du téléphone de campagne qui se trouvait à sa portée.
— « Que font vos hommes, major ? »
— « Mon général, depuis la découverte de ce cube, ce matin…»
— « Je connais parfaitement l’histoire du cube, Bill. Et Washington aussi, à l’heure qu’il est. Vous n’avez rien trouvé d’autre ? »
— « Je n’ai aucun rapport à faire jusqu’à présent, mon général. J’ai quatre équipes au travail mais la chose résiste encore. »
— « Vous entendez toujours ces bruits à l’intérieur ? »
— « Par intermittence, mon général. »
— « Je vous donne encore une heure, major. Je veux que cet engin soit ouvert ! »
Il reposa le téléphone puis ôta l’enveloppe de cellophane d’un cigare avec un air songeur. Il avait agi rapidement, se dit-il, dès que la Police d’État l’avait alerté dans la nuit, à neuf heures quarante et une. Ses hommes avaient investi la zone, les civils avaient été évacués et, à minuit, un rapport préliminaire était en route pour Washington. À deux heures trente-six, un cube de dix centimètres de côté avait été découvert sur le sol, à quinze mètres du grand appareil qui pouvait être un missile, une capsule aussi bien qu’une bombe. Depuis – plusieurs heures s’étaient écoulées – il n’y avait rien eu de nouveau.
Le téléphone sonna et Straut empoigna le combiné.
— « Mon général, nous avons décelé une partie plus mince, vers le sommet. Tout ce que l’on peut dire, c’est que l’épaisseur de la paroi diminue à cet endroit…»
— « Très bien. Continuez là-dessus, Bill. »
C’était mieux ainsi. Si le général Straut pouvait régler cette affaire avant que Washington comprenne que c’était important… eh bien… il y avait longtemps qu’il attendait de monter en grade. Il tenait sa chance et il était décidé à en tirer tout le parti possible.
Il regarda l’objet. Il était à demi engagé dans le bois, aplati, arrondi, sans détail particulier. Peut-être ferait-il mieux d’aller voir par lui-même et de se livrer à un examen personnel plus approfondi. Il se pouvait qu’il repère quelque chose qui avait échappé aux autres.
Il reprit le téléphone. « J’arrive, Bill, » dit-il au major. Machinalement, il prit son étui à revolver. Cela ne pouvait guère être utile contre une bombe grosse comme une maison, mais le poids de l’arme était une sensation réconfortante.
Tandis qu’il s’en approchait en jeep, l’objet lui parut encore plus énorme. Le véhicule cahotait sur le terrain fraîchement labouré mais, à cette distance, il parvenait pourtant à distinguer une mince ligne qui faisait le tour de l’objet, juste au-dessous de l’arête formée par les côtés et le sommet. Le major Greer ne lui avait pas signalé cela. La ligne était nettement visible. C’était même plutôt une fente.
Soudain, avec le bruit d’une balle de base-ball frappant le gant d’un joueur, cette fente s’agrandit. La partie supérieure de l’objet bascula et les hommes glissèrent de côté. L’objet demeura ouvert, vibrant encore, absurde comme le toit d’une maison que l’on aurait soulevé. Le chauffeur lança la jeep à toute vitesse. Straut perçut des cris et un piaillement aigu qui le fit grincer des dents. Les hommes revenaient en courant, maintenant. Deux d’entre eux en portaient un troisième.
Le major Greer émergea de l’autre côté de l’engin, regarda tout autour de lui puis courut vers le général Straut en hurlant. «…Un homme tué. L’objet ouvert. Nous avons été surpris…»
Straut sauta près des hommes qui s’étaient arrêtés et regardaient derrière eux. Le dessous du couvercle était d’un noir iridescent. Le piaillement continuait de retentir sur la campagne. Greer arrivait, pantelant.
— « Que s’est-il passé ? » aboya Straut.
— « Je… j’examinais cette zone mince, mon général. La première chose que j’ai sentie, c’est que ça se soulevait sous moi. Je suis tombé. Tate était de l’autre côté. Il est resté accroché et il a été jeté contre un arbre. Son crâne…»
— « Par tous les diables, qu’est-ce que c’est que ce vacarme ? »
— « C’est ce que nous entendions à l’intérieur, mon général. Il y a quelque chose de vivant, là-dedans. »
— « Très bien, major. Reprenez votre calme. Nous ne sommes pas pris au dépourvu. Amenez vos half-tracks en position. Les tanks seront bientôt ici…»
Straut regarda les hommes. Il allait leur montrer ce qu’était un chef.
« Vous autres, restez en arrière, » dit-il. Tout en se dirigeant vers le gigantesque engin, il tirait calmement sur son cigare. Le bruit cessa tout à coup. L’effet était reposant. Une odeur subtile, étrange, flottait dans l’air. Celle du chlore, des algues ou de l’iode.
Aucune trace n’apparaissait sur le terrain autour de l’objet. Il était vraisemblablement tombé net dans cette position. Il devait être très lourd : le sol meuble avait été repoussé en un monticule d’un mètre de haut à sa base.
Derrière lui, Straut entendit un cri. Il se retourna. Les hommes tendaient le doigt. La jeep démarra et fonça dans sa direction. Il leva les yeux. Au sommet de la paroi grise, à six mètres au-dessus de sa tête, un membre immense et rougeâtre bougeait, s’agrippait. On eût dit une formidable patte de crabe.
Straut empoigna son 45, fit sauter le cran de sûreté et tira. Des fragments de chair molle jaillirent et la patte griffue se retira. Le piaillement reprit, furieusement, puis il fut noyé dans le vrombissement de la jeep. Straut se baissa et saisit une feuille à laquelle adhérait un fragment gélatineux. Il sauta dans le véhicule comme celui-ci démarrait. Puis il y eut un choc et ils se mirent à tournoyer, et…
— « Il a eu de la chance que la terre soit molle, » dit quelqu’un. Une autre voix demanda : « Et le chauffeur ? » Silence. Straut ouvrit les yeux. « Que… que s’est-il… ? »
Un étranger le regardait, un homme d’aspect ordinaire qui pouvait avoir environ trente-cinq ans.
— « Du calme, général Straut. Vous avez reçu un choc. Tout va bien, à présent. Je suis le professeur Lieberman, de l’Université. »
— « Le chauffeur…» dit Straut péniblement.
— « Il a été tué par la jeep. »
— « La… jeep ? »
— « La créature vous a frappés avec un membre qui ressemblait à une queue de scorpion. La jeep a été balayée. Vous avez été éjecté. Le chauffeur a réussi à sauter mais la jeep lui a passé sur le corps. »
Straut se redressa.
— « Où est Greer ? »
— « Je suis là, mon général. » Le major s’avança, prêt à recevoir les ordres.
— « Les tanks sont arrivés ? »
— « Non, mon général. Le général Margrave a téléphoné. Il y a un contretemps. Il paraît qu’il ne faut pas détruire le matériel scientifique. J’ai fait amener les mortiers de la base. »
Straut se mit debout. L’étranger lui prit le bras. « Vous feriez mieux de rester allongé, général. »
— « Qui diable pourrait m’y forcer ? Greer, faites mettre ces mortiers en batterie entre les half-tracks. »
Le téléphone sonna.
— « Général Straut, ici. »
— « Ici le général Margrave, Straut. Je suis heureux de vous savoir sur pied. Quelques savants de l’Université d’État vont arriver. Aidez-les. Il va falloir vous occuper de tout jusqu’à ce que l’on vous remplace…»