Nous dînons en devisant. Le lieutenant est allé chercher deux bouteilles de rouge du pays. Il est très fier de son picrate et me demande si je le trouve digne des vins français. Le moyen de ne pas répondre par l’affirmative à un garçon qui possède une femme pareille !
À mesure que le repas s’avance, je sens poindre en moi une indicible détresse à l’idée qu’il va falloir abandonner Maria del Carmen à son foyer. J’échafaude un dîner en ville pour le lendemain. Car j’ai besoin de la retrouver le plus rapidement possible. Mais ensuite, hein, gros malin ? Ensuite ? On ne va pas pouvoir se fréquenter tous les jours. Une sombre amertume me gagne. Ça ressemble déjà au désespoir. Ah ! que la vie est tourmentante !
Sonnerie du biniou. Mon hôte s’excuse et va répondre. Le coup de grelot est assez bref. L’homme revient en bougonnant.
— Vous allez devoir me pardonner, señor, mais il faut que je me rende d’urgence à l’hôtel de police. Des inspecteurs de mon service viennent d’appréhender des touristes qui tentaient de passer de la drogue à la douane de l’aéroport ; les quantités sont importantes.
— Je vais partir avec vous, dis-je, vous n’aurez qu’à me jeter à une station de taxis.
Il récrie haut et fort comme quoi je ne vais pas déserter sa table au milieu du repas. Nous n’aurons qu’à finir de manger, son épouse et moi. Il va faire au plus vite, de façon à pouvoir être de retour pour les alcools.
Étant d’un tempérament docile, parfois, je me laisse convaincre.
CAPITULO SEIS
Étrange silence que celui qui succède au départ brusqué du lieutenant Ramirez. Cela fait kif dans une manifestation quand la sono tombe en panne. De nous retrouver soudainement en tête à tête (je préférerais en tête à queue) nous emberlificote de timidité. Nos mandibules courent sur leur erre. Nos regards dérapent. Je voudrais lui parler, lui débiter ces banalités bien commodes auxquelles on se raccroche dans ces troublantes circonstances. Qu’on cause du temps, de l’Uruguay, de son intérieur si élégant. Et où c’est-y qu’ils ont dégauchi ces peintures intéressantes ? Elles me font un peu penser à celles qu’on vend dans le quartier de La Boca à Buenos Aires.
Je pourrais y aller dans ce genre de converse. Mais non : il fait un blocage, ton pote. Les seuls mots qui lui viennent sont d’amour. Et tu me vois débiter la grande tirade des amants à cette jeune femme, épouse de flic, plus ou moins dominée par l’époux, les traditions, tout un micmac de chiasse ? Elle ne saurait pas ce qui lui déboule, Maria del Carmen. Me prendrait pour un satyre. Se sauverait dans ses appartes pour s’y barricader.
Pourtant, on ne va pas rester comme ça, à mastiquer à blanc jusqu’à la Saint-Trouduc, qui est le jour de ta fête, crois-je deviner. Dans ces cas délicats, je me remémore un vieux film rigolo contant les aventures d’un pleutre sans cesse confronté à des dangers et qui s’exhortait au courage en se posant sempiternellement cette question : « Es-tu un homme ou une souris ? » Je la prends à mon compte : « Suis-je un homme ou une souris ? » « Un homme », réponds-tu ? Alors fonce, tête à claques !
Je m’entends dire :
— Nous sommes intimidés de nous retrouver seuls, madame Ramirez. Nous ne nous connaissons pas et éprouvons une gêne presque enfantine.
Elle me regarde, sourit. Tiens, ses yeux sont jaunes, piquetés de points verts à cet instant…
— Vous deviez croire les Français plus hardis ? demandé-je.
Expression neutre de mon hôtesse qui me rappelle une réplique marseillaise : « Nous, les gens de Tourcoing, on n’en cause même pas ! » Toujours ce complexe du matamore tricolore qui s’imagine être la préoccupation dominante des autres pensionnaires de la planète Terre.
Bon, et maintenant, je vais lui sortir quoi ? Qu’elle est belle à s’en arracher les pendeloques avec les dents ? Que je serais capable de faire toucher les deux épaules à un rouleau compresseur pour pouvoir lécher sa chatte ? D’autres bidules encore plus poétiques et passionnés ?
J’ai eu une période où je chargeais les frangines « paf au clair », avec un seul objectif en tête (de nœud) : en caramboler le plus possible et me régaler le zifolo charnel à outrance. Puis j’ai eu un truc dans ma vie, je m’en aperçois bien : Marie-Marie, ma petite fiancée de toujours. J’avais réussi ce prodige dont rêvent tous les matous : me faire aimer passionnément d’une fillette. Devenir « l’homme de sa vie, pour toute sa vie ». Il fallait l’épouser. Vivre cet amour éternel envers et contre tout. Là, oui, c’était un vrai roman.
Tu saisis ou veux-tu que je stoppe là mes confidenceries ? Mais j’ai enflammé toutes mes allumettes sans bouter un vrai feu. J’étais trop l’homme de l’Aventure ; pire encore, celui DES aventures. Qui trop embrasse… J’ai laissé péricliter le plus bel amour qui pouvait m’être offert. Et voilà : c’est foutu. On a essayé de sauver les meubles, de replâtrer des sentiments très beaux, mais en pure perte. Mes souvenirs, c’est pas l’histoire d’un paf, mais l’histoire d’un con. D’un pauvre con. À la communale, déjà, fallait que je fasse mon numéro. J’avais besoin de séduire, besoin qu’on m’applaudisse. L’existence m’a laissé sur le devant de la scène, avec mon nez qui s’allume et mes facéties de clown. Marie-Marie s’est éloignée sur la poine des pieds. Et me revoici seul avec ma Félicie vieillissante, mes utopies, mon paf rutilant. Sans cesse à la recherche d’un cul à fourrer, à me persuader, par instants, quand je sens du vide à combler, que je viens de trouver la femme exceptionnelle, que je vais l’emmener sur mon palefroi, dans un pays encore inconnu, où le temps s’arrête, où la passion ne s’use pas et où l’avenir n’est plus qu’un présent qui s’éternise.
Depuis un moment, elle me considère à la dérobée, mais avec intérêt, Maria del Carmen. Je sens qu’elle souhaiterait me poser une question et n’ose le faire.
Je tente de lui sourire, me gave de son beau visage au regard impossible à fixer, de sa chair entre le boléro et la minijupe.
— Mélancolique ? elle murmure.
Ça se voit donc ? J’ai un geste pour toucher mes yeux, que je retiens in extremis. Où ça va, ça !
— Pardonnez-moi, dis-je précipitamment.
Mais les gonzesses n’aiment pas qu’on élude leurs questions intéressantes. Elle insiste :
— Malheureux ?
— Pas ce soir ; demain, je lui réponds.
— Pourquoi, demain ?
Vas-y, mon Sana, joue ta partition : tu en meurs d’envie !
Alors, ma pomme, plus triste que Chopin, plus romantique que Werther :
— Parce que demain je ne vous verrai plus…
Voilà, c’est parti en port payé ; ne me reste qu’à lui souhaiter bonne réception du message.
Nous avions une domestique, autrefois, à la maison : une Bretonne. Fallait toujours qu’elle laisse la porte des gogues ouverte. Ça devait la rassurer, je suppose ? M’man avait beau lui en faire le reproche, elle pouvait pas vivre sans la vision d’une lunette de tartisses et d’une chasse d’eau. Quand on avait fermé, elle disait rien, feignait de se soumettre, mais sitôt qu’on tournait le dos, elle s’empressait de déponner la lourde. La vue du rouleau de faf à train et de la gentille balayette dans son pot de faïence lui était devenue indispensable. Chacun puise sa sécurité où il peut.
Pourquoi pensé-je à Yvette, à cet instant si peu propice ?