Ma petite phrase équivoque jetée, j’ose plus regarder mon hôtesse. Comment prend-elle mon numéro à fendre l’âme ? Il doit pas se pratiquer beaucoup dans ce bled où le sang est chaud.
Sa douce voix, endommagée par l’anglais dont elle use :
— Vous prendrez du fromage, sir ?
La dérision, non ? T’es là à lui interpréter du Musset et elle te répond frometon.
— Non, merci, madame Ramirez.
Elle actionne le timbre d’appel, aux sonorités fêlées.
La servante vient débarrasser nos assiettes et nos couverts.
L’épouse du lieutenant de police m’annonce un dessert exécuté avec de l’ananas cuit dans une pâte et nappé de crème alcoolisée.
Je lui exprime la joie dans laquelle me plonge une telle perspective.
Et nous voici sur la terrasse, dans le crépuscule velouté. Les « dames de la nuit » dégagent leur parfum ensorcelant. Au loin, la mer est frangée d’écume, ce qui est bien joli. Parfois, une brise… La brise, c’est le rêve du vent, comme a dit un grand poète (je crois que c’est ma pomme, d’ailleurs).
Nous sommes assis face à l’horizon, Maria del Carmen et moi, presque côte à côte. Le besoin incoercible (tiens, en voilà un mot qu’est pas à la portée de n’importe quel écrivaillon !) de lui saisir la main pour la porter à mes lèvres et, tout de suite après, de sucer chacun de ses doigts, me taraude. Peut-être qu’un jour le désir ne me hantera plus ; je serai devenu un corps insensible et seuls mes propres frémissements m’intéresseront encore. Ah ! qu’une telle infortune ne me frappe jamais, de grâce !
Je cherche un truc bien tourné à dire, assez cucul-la-praline pour s’adapter à la magie du moment.
Je soupire :
— L’instant est féerique.
Pas mal, hé ? Je connais au moins douze valets de ferme, un balayeur de rue et trois maçons portugais qui seraient incapables de débiter ça à une gerce.
Juste comme j’avance ma dextre, elle se lève.
— Je dois vous faire goûter une liqueur que je confectionne et dont je suis très fière.
Elle s’absente et revient avec une petite carafe en verre ciselé contenant un liquide de couleur orangée.
— Un seul verre ? m’étonné-je.
— Je ne supporte pas l’alcool.
Elle me sert avec grâce. J’en profite pour caresser sa main autour du flacon. Elle a un exquis et farouche sourire. Mon corps s’embrase. Je me dis que je lui signerais une délégation sur la totalité de mes droits d’auteur si elle consentait à ce que je l’investisse. Il ne peut rien y avoir de plus délectable en ce monde. Je sais parfaitement de quelle manière voluptueuse je l’entreprendrais : elle, allongée en travers d’un plumard, moi, agenouillé devant sa case-trésor, l’effleurant doucement de mes lèvres, ce, pendant un temps infini, avant de déléguer ma menteuse caméléonesque pour une prise de contact d’une suavité forcenée.
— Comment trouvez-vous ce breuvage ? elle chuchote avec une voix de petite fille modèle recevant les félicitations du jury chargé de désigner la plus jolie chattoune de la promotion.
— Je bois le ciel ! réponds-je en dégustant de plus rechef.
Et, ne pouvant me contenir, j’ajoute :
— Ah ! que votre sexe me serve de coupe pour absorber ce philtre d’amour !
Un peu hardi, hein, tu ne trouves pas ? Je vais à la cata ou, au contraire, à la victoire ?
Elle me moufte pas. Par contre, elle me verse un deuxième gorgeon. Je laisse aller. D’abord parce que j’aime le doux, tu le sais, ensuite parce que cet alcool me libère… Adios, mon blocage. Pour un peu je sortirais mon rouge-gorge de sa cage pour lui démarrer une saynète genre Guignol.
— Sublime femme, lui assuré-je d’une voix qui ferait fondre la moitié de l’Antarctique, n’avez-vous pas compris l’impétuosité du désir que vous m’inspirez ? La vigueur de mon sentiment est à ce point intense que je pourrais vous prendre des jours durant par toutes les voies d’accès que votre créateur vous a données. Je vous ferais l’amour comme jamais aucun homme ne le fit à une femme depuis que ce salaud de Caïn a trucidé ce lavedu d’Abel. Nous nous abîmerions alors dans la plus totale félicité et Dieu retiendrait l’aube pour qu’elle ne vînt pas troubler notre infini bonheur.
« Viens ! supplié-je. Viens, l’heure est charmeuse. Viens, toi si frileuse, te blottir dans mes bras. »
— Ne brusquez rien, chuchote la divine en rapprochant sa chaise de ma queue.
Qu’est-ce que tu veux que je ne brusque rien[2] avec une mandragore plus grosse qu’un pianiste bavarois ? À croire qu’un baobab vient de pousser dans mon bénouze.
J’essaie d’une main tombée ; elle s’en saisit au vol. Y vais de l’autre, qui se heurte à sa jupe moulante plus tendue que la peau d’une aubergine. Veux lui prendre un baiser ; elle serre les lèvres.
Changeant de tactique, j’abaisse sa menotte là que je protubère inouïsement. Elle ne peut pas passer à côté d’une évidence de cette dimension ! J’en sais quelques milliards, rien que dans l’hémisphère Nord, qui se l’empaquetteraient pour l’hiver.
Là, elle marque un temps. Y va même d’une pression légère pour édifier son sens tactile. Mais parvient à retirer sa dextre de la zone de perdition.
— Par pitié, chuchote-t-elle, montrez-vous gentleman. Vous me plaisez certes infiniment, mais comprenez-le, je ne suis pas une femme capable de céder à un homme qu’elle connaît à peine.
Moi, chevaleresque de partout :
— Vous me promettez que nous nous reverrons, mon ange adoré ?
— J’en ai autant envie que vous !
Ô divines paroles ! Musique venue des espaces intersidéraux et qui, d’ailleurs, me sidère ! Miel de la parole ! Souffle du désir…
Magnanime, je lui fais provisoirement cadeau de sa vertu !
CAPITULO SIETE
De ce qui suit alors, ma mémoire enrubannée d’extase ne conserve qu’une très vague notion.
On parle, et puis on cause. Il nous arrive même de discuter. Elle m’apprend des choses sur elle, veut en savoir sur moi. Logique. Tous les amants, à leur début de roman, ne doivent-ils pas en passer par là ? Je lui raconte ma vie parisienne, sans le concours d’Offenbach. Pour elle, c’est Montevideo, les week-ends à la plantation de son papa, du côté de Trinidad.
Je suis ivre de bonheur, de son breuvage également, dont elle me sert abondamment, trempant ses lèvres pulpeuses dans mon verre avant de me le tendre ; rite plein d’une signification voluptueuse, tu n’en disconviendras pas, sinon je te flanque ma main sur la gueule et tu l’auras bien cherché !
Bref, le temps s’en va, je demeure. Le charme discret de l’instant finit par avoir raison de mon érection, peu compatible avec un début de liaison classée platonique.
Et puis, ce qui devait arriver arrive : en l’occurrence l’époux. Mais qu’ont donc ces tristes cornards à vouloir rentrer chez eux, alors qu’ils y sont si trublions ? Qu’est-ce qui leur permet de surviendre à l’improviste, quand tu as leur gerce bien en main, roucoulante et fondante ? Y a plus moyen d’être chez eux, quoi !
Ça me rappelle mes débuts amoureux. Je tirais la femme d’un mec que j’aimais et admirais au-delà du possible. N’étant pas homo, j’avais trouvé cet élégant moyen de me rapprocher de lui un max, charnellement. Un jour, il s’est pointé à l’improviste, pendant que je calçais sa doudoune. Heureusement, craintif de nature, je la pinais tout habillé. Les amours de qui-vive sont les plus exaltantes. Quand il est entré, mon pote, on était « corrects » dans la mise, mais si chavirés, si essoufflés, si bredouilleurs du regard, qu’il a pigé.
Il a rien dit, mais je reverrai toujours l’assombrissement de ses yeux et cet air si totalement désenchanté que ça m’en a fait mal à crever… J’aurais voulu foutre des gnons à sa morue dont l’immense babasse spongieuse me filait la nausée. Je n’éprouvais rien d’autre pour elle que la tendresse qui me liait à son mari.