Si tu veux ma façon de penser, ça fait des années qu’on ne lui a pas parlé de la sorte. Qui sait, peut-être est-ce même la première fois ?
Lorsqu’il a raccroché, je le pousse dans un fauteuil.
— Nous allons attendre le retour de mon adjoint, fais-je du même ton sans réplique que précédemment.
Il est gris de rage.
— Pour le compte de qui avez-vous fait liquider Vogel ? interrogé-je.
Il garde son clapet fermé.
— Les Anglais ?
Mutisme complet. Je le houspillerais bien pour lui faire cracher le morceau, seulement je préfère me maîtriser. Too much serait trop, il est suffisamment humilié comme ça.
Et mézigue, de savourer cette situation, dont je t’ai déjà déclaré qu’elle était vaudevillesque : le cornard dominé en présence de son épouse qu’il martyrise ! Sans savoir qu’elle assiste à la scène, peu glorieuse pour lui !
Voilà, on a cessé de communiquer, lui et moi. Il mastique sa rage à pleines dents, moi je m’enfonce dans des supposes. J’entrevois des trucs-machins pas charançonnés, crois-le. Par flashes éblouissants ! Je me dis : « Et si les Rosbifs avaient décidé de faire liquider Vogel par “les Français” ? S’il était capital que nous portions le bitos, nous autres les Gaulois ? S’il existait une sorte de raison d’État à cela ? » Peut-être envoie-je le bouchon trop loin ?
Soudain, mon lieutenant de fripouillerie se penche en avant. Il vient d’apercevoir, sur le plancher, une chose qui « lui dit quelque chose ».
Une chose qu’il reconnaît bien.
L’adorable soutien-gorge de sa femme. Une exquise lingerie bleue, bordée de dentelle noire.
CAPITULO TRECE
Tel un automate aux tomates, il s’avance pour s’en saisir. Le porte à son pif, en renifle le délicat parfum, reconnaît cette odeur sublime de femme jeune et de fleur sauvage. Il est devenu livide comme un lit vide. C’est le coup de gourdin sur l’occiput. L’anéantissement du maître floué par l’esclave. Tyran cocu, la terre s’ouvre sous son poids de cornard. Son cerveau pèse une tonne, car il se débat avec les espoirs ultimes du doute. Il voudrait refouler l’évidence. Soutien-loloches or not soutien-loloches de sa Maria del Carmen ?
Il respire derechef cette relique émouvante. Et puis, en chancelant, il marche jusqu’au lit, saisit le drap de dessus. Hésite encore. Doit-il s’abstenir ? Laisser place au doute salvateur ? Ou bien se rendre au supplice ?
Sa quiétude est en équilibre précaire. Mais l’homme, tu ne l’ignores point, a le goût du malheur. Celui-ci constitue sa vocation profonde. Alors, d’un coup sec et brutal, il arrache le couvre-lit.
Les chênes qu’on foudroie, qu’on fout droits ! Il reste silencieux. Son bénoche se pare d’une auréole d’humidité qui va s’élargissant. La gentille est là, pétrifiée. Nue, avec son triangle de panne pour tout vêtement. Elle fixe son Raminagrobis avec fatalisme, sachant bien qu’il va la trucider ou la déguiser en hamburger.
J’aimerais qu’il parle. L’individu qui profère est moins dangereux que celui qui se tait.
Il la traiterait de pute borgne, de saloperie vivante, de charogne pestilentielle, ça détendrait l’atmosphère. Mais ce mutisme de tragédie, ce regard fixe de médium qu’on ne peut réveiller, annoncent des abominations sous pression. Peut-être que je devrais prendre l’initiative, tu crois pas ? Dire n’importe quoi pour renouer avec l’humanité soudain absente ?
En fait, c’est Maria del Carmen qui se manifeste.
Elle fait, fixant l’époux honni jusqu’au fin fond de ses yeux :
— Tu vois, Luiz, je me suis donnée à cet homme et il m’a fait jouir comme je n’avais encore jamais joui. J’ai râlé d’amour en prenant son sexe dans le mien. Il m’a procuré un plaisir dont tu n’as pas la moindre idée. Il est fait pour donner le bonheur, comme toi le malheur. Tu peux me tuer, ça n’a plus aucune importance ; grâce à lui, j’aurai été heureuse.
Elle se tait, place ses bras derrière sa tête, mouvement qui fait se dresser ses seins et, sublimement résignée, s’abîme dans la contemplation du lustre à pendeloques.
Le Bafoué, avec une lenteur exaspérante, soulève l’arrière de son veston et dégaine son pistolet. Je me dis que le vaudeville débouche parfois sur la tragédie.
— Ne commettez rien d’irréparable, Ramirez ! lancé-je. Pensez à votre carrière !…
Il opère un quarante-cinq degrés et me braque. Je vois blanchir son index sur la détente. D’un bloc, je m’écroule un millième de seconde avant que la valda parte et aille pulvériser une potiche chinoise de bazar placée naguère sur la commode.
Ce sagouin assassin fait un pas en arrière pour me mieux cadrer au sol. Cette fois, je vais dérouiller le potage !
Non ! Mon lutin personnel souffle à Maria del Carmen ce qu’elle doit faire pour revaloir au mâle, qui l’a si magnifiquement sabrée, la monnaie de sa bite.
La lampe de chevet !
Elle s’en saisit et l’abat sur le cigare du mari abhorré. Je t’ai pas encore dit ? Le pied de la loupiote est en marbre vert. Trucmuche y Trucmuche y Trucmuche s’efface une tisane soporifique de toute beauté et reste inanimé près de moi.
— Merci, chérie. Sans vous, ma mère serait en grand deuil. Vous venez de donner la preuve d’un grand courage ; seulement, il va falloir vous mettre à l’abri car la vengeance de votre vilain risque d’être sanglante !
Là-dessus, la porte s’ouvre en grand puisqu’elle doit laisser le passage à Béru.
Le Majestueux pénètre dans l’apparte, la bouche amère, l’œil glauque. Il regarde le lieutenant inanimé.
— T’as commencé à faire le ménage sans m’attende ! me reproche-t-il.
— Ce n’est pas moi, mais madame.
Le Mammouth s’humanise.
— Compliments ! dit-il. On voye qu’ vous d’vez faire d’ la gym’, ma poule.
— Elle est l’épouse du lieutenant.
— Alors j’ comprenve son mouv’ment d’humeur ; c’t’ un’ vraie véritab’ ordure, qu’ c’ gazier.
Je gamberge à la vitesse grand C. Il faut que ma belle Uruguayenne parte en voyage le plus vite possible.
— Vous possédez un passeport, ma chérie ?
— Naturellement. Je l’ai même dans mon sac.
— Vraiment ? dis-je comme dans les feuilletons où on tire à la ligne.
— J’avais pensé que je m’en irais avec vous. J’ai même pris des traveller’s chèques que mon père m’a donnés à mon anniversaire !
— Parfait. Foncez à l’aéroport et prenez un avion pour n’importe où. Une fois en sécurité, vous vous organiserez ensuite pour aller à Paris. Je vais vous donner une adresse où vous devrez m’attendre : je vous rejoindrai d’ici quelques jours.
Là-dessus je lui roule la pelle du siècle et elle enjambe son mec avec répulsion, comme s’il s’agissait d’une merde. Mais n’en est-ce point une ?
Je mets le Gros au courant des dernières péripéties que je viens de traverser. Il m’écoute en mangeant tous les sachets de biscuits et amandes salées que recèle le réfrigérateur.
— J’ai bouffé av’c les anges, dans leur taul’ d’ cloportes, fait-il, on va s’aller cogner un’ briffe de pacha, mon pote ?
En attendant, il vide tour à tour : un quart de champagne, une topette de Campari, une de whisky, et une ribambelle d’autres alcools, dont du gin, de la Marie Brizard, du rhum blanc, du Cointreau, de la fine champagne, plus des trucs bizarres, inusités dans l’hémisphère Nord où je séjourne la plupart du temps.
Lorsque j’ai achevé mon récit, Sa Majesté demande avec placidité :
— Qu’est-ce on va faire du cadav’, grand ?
— Quel cadavre ?
Il désigne le cocu, toujours inanimé.
— Tu t’aperçoives pas qu’ c’ gonzier a avalé son bull’tin d’ naissance ?
Mon cri ressemble à celui du cormoran, le soir, au-dessus des jonques, aurait dit mon vieux Michel Audiard. Je tombe à genoux sur la moquette, pose ma dextre sur la poitrine du cornard : parti sans laisser d’adresse !
Je lève les yeux sur Sa Majesté graisseuse.
Haussement d’épaules fataliste du gentleman.
— C’est le bouquet ! je murmure.
— Pour un enterrement, c’ tout indiqué !
— Te rends-tu compte que nous voilà en plein goudron, Gros ?
— Faut qu’on voye !
Quelle calamité, maman ! Maria del Carmen cigogne la coquille de son teigneux et le bute. Ma pomme, le croyant seulement estourbi, engage la jolie dame à se casser. Concluse : on hérite le cadavre du mec ! Elle est chouette, non ? Tu la resserviras, le soir, à la chandelle. Déjà qu’on a une gamelle accrochée aux basques, et quelle ! Le Gros n’a-t-il pas été arrêté pour meurtre ? Le seul type qui pouvait nous sortir de la gadoue est précisément celui qui nous y a plongés. Or, il est mort ! Et son corps est en train de gésir dans MA chambre d’hôtel. Il faudrait un drôle de truc pour nous arracher à ce champ d’épandage.
Malgré son cerveau qui fait la colle, Bérurier gamberge dans des espaces marécageux, lui aussi. Faut reconnaître que t’as beau être optimiste de nature, t’as du mal à traverser une étendue semée d’embûches à ce point désastreuses.
— Et si qu’on achètererait une malle ? risque-t-il.
— Oui, mon bon. Et on dirait aux bagagistes de nous la transporter jusqu’au Rio de la Plata ?
Vexé, il va licebroquer dans la salle de bains, opération qui s’accompagne toujours chez lui d’un bruitage éprouvant : soupirs profonds, rots, pets aux riches sonorités.
Lorsqu’il revient des toilettes, il a reconquis sa sérénité habituelle.
— J’ai un’ aut’ propose ! annonce le Débonnaire.
— Quelle est-elle ?
— Tu veuilles bien n’aller mater par la fenêt’ des tartisses, grand ? N’ensute on causerera.
Je souscris à sa demande.
L’ouverture dont il parle donne sur une minuscule courette de deux mètres sur deux, espèce de puits d’aération chargé d’approvisionner les salles d’eau et autres gogues en air et en lumière. Au fond, il n’y a rien, sinon une porte de fer qu’on ne doit ouvrir qu’une fois par décade, tant elle est rouillée. Une quantité d’objets hétéroclites jonchent le sol : résidus jetés par des clients désinvoltes, boîtes vides, tampons usagés, serviettes imprudemment mises à sécher.
Je retourne dans la chambre.
— Ça devrait jouer, admets-je, faute de mieux. Je ne crains que le bruit.
— J’aye mon idée ; attende-moi là.
Il s’absente et réapparaît très peu plus tard, écrirait Alexandre Dumas, lesté d’un édredon.
— J’ l’a chouré dans un’ piaule vide, explique l’Enflure. On va l’ rouler autour d’ ce pas beau ; il amortissera l’arrivée du môssieur.
Exécution. La ceinture d’un peignoir nous permet de ficeler l’édredon quand le lieutenant se trouve à l’intérieur. Ne nous reste plus qu’à transporter le corps devant la fenêtre. Je file un ultime coup de périscope à l’extérieur. Buenos ! Y a même des téloches qui tonitruent alentour.
Le Mameluk n’a pas besoin d’aide pour soulever le colis et le virguler par l’ouverture. Le cœur battant, j’écoute l’impact. Le bruit est très loin de ce que je redoutais. Il ne ferait même pas se retourner une araignée.
— C’est tout ? fait l’Alambic, également surpris.
Tout au fond, cela fait un tas informe, dans les tons incertains. Quelques pluies diluviennes, comme le sont celles de ces régions, et il ne ressemblera plus à rien.
Le bigophone carillonnant, je fonce dans la chambre.
C’est le concierge. Il m’annonce qu’on réclame le lieutenant Ramirez dans le hall.
Ma pomme, avec un aplomb que je souhaite à tous les navires de haute mer, je réponds d’un ton surpris que l’officier de police est reparti, il y a dix minutes, en compagnie de sa femme, et qu’ils ont dû descendre directement au garage pour y prendre leur voiture.
Le préposé répercute cette indication à qui réclame Ramirez, me remercie et raccroche.
Saisi d’une idée subite, selon l’expression des plumitifs vomitoires que je te causais très naguère, j’examine le plancher, découvre le pétard du cornard sous un fauteuil, le cueille par le canon à travers mon mouchoir, et vais le jeter dans la voie aérateuse.
— Et maintenant, si on irait cassegrainer ? suggère le poussah de la Police parisienne.
— On peut, consens-je.
Tu te figures que nous sommes au bout de nos peines, toi ?
Tiens ! suce !