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Note qu’on croit cela, et puis la gueuse d’existence nous sépare « tout doucement, sans faire de bruit », et chacun continue de survivre, laissant des lambeaux de souvenirs après les ronces du passé. Et, que veux-tu que je te dise : on retrouve d’autres gens, d’autres lits, d’autres misères.

Je lui touchai l’épaule. Il sursauta. Me reconnut.

Son regard ressemblait à deux œufs sur le plat agrémentés d’un double filet de vinaigre sur les jaunes. Il n’avait pas eu le courage de se raser et il me fit songer à Raimu clochard dans Monsieur la Souris.

Il s’arracha au coma stagnant dans lequel il était immergé. Voulut me sourire, mais sa foutue angine couenneuse l’en empêcha.

— Il y a longtemps que tu m’attendais ?

Il hocha la tête, patouilla de la clape et finit par brandir une dextre aux cinq doigts écartés qu’il plia et rouvrit à trois reprises, ce que je traduisis par quinze minutes, soit un quart d’heure.

Je lui demandai son billet et allai m’occuper de notre enregistrement.

Son bagage, je l’ai dit — mais quand tu travailles pour des gaziers dont certains roulent sur la jante, faut pas craindre la rabâche —, son bagage, donc, consistait en une valise de carton, achetée quinze années auparavant en promotion dans un Uniprix de banlieue. Ses fermoirs avaient duré ce que dure un verre de beaujolais-villages sur le zinc d’un troquet. Le Mammouth les avait remplacés par des liens de botteleuse, en chanvre pur fruit, ramenés de la ferme ancestrale. Tel quel, son vade-mecum remportait un certain succès, et était à même de provoquer la convoitise d’un bagagiste désireux de composer une belle vitrine de Noël.

Je le tins par le bras pour gagner la salle d’embarquement car il titubait et, pour la première fois, cette démarche chancelante ne devait rien aux boissons fermentées.

Il provoqua un incident quand il eut une expectoration laborieuse qui se termina en début de dégueulis dont bénéficia une vieille Britannique hors d’usage. La toilette inconcevable de la lady (ou assimilée) se situant dans les teintes fraise écrasée, les suites furent aisément neutralisées ; au moment où les passagers embarquèrent, le calme s’était rétabli.

Sa Majesté dormit jusqu’au passage de l’équateur, lequel fut franchi sans encombre. À mon tour, je m’assoupis après avoir lu coup sur coup les bouquins de souvenirs de mes confrères et fortement amis José Giovanni et Alphonse Boudard, pour lesquels le passé est une planète inoubliable méritant un ultime détour avant que la ligne soit supprimée.

Las ! au moment où je confiais à Air-France le soin de bercer mes rêves pervers, il se passa un événement qui vaut d’être relaté. Béru lança un rot qui créa un instant de panique chez les passagers. Après quoi, il clama d’une voix miraculeusement retrouvée :

— J’ai les crocs !

Répercutée à l’hôtesse, la nouvelle l’atteignit de plein fouet.

— Mais, monsieur, balbutia-t-elle, le prochain service aura lieu dans deux heures seulement !

À quoi le résurrecté répliqua qu’il ne pourrait attendre, n’ayant rien clapé depuis quatre jours et que, faute d’un repas substantiel, il opérerait un détournement d’avion pour se faire conduire chez Bocuse, sans s’occuper de savoir si l’aéroport de Collonges-au-Mont-d’Or était équipé pour recevoir des Jets intercontinentaux.

Devant une telle détermination, la malheureuse hôtesse lui délivra dans les meilleurs délais un plateau bien garni, accompagné de quatre demi-bouteilles de pommard. L’ex-mourant s’en satisfit et clapa dans un formidable bruit de mastication rappelant une meute dévorant un fort gibier.

— Tu m’as l’air guéri ? lui fis-je.

Il me répondit d’un acquiescement muet, bruité d’un rot commandité par le laboratoire fabriquant l’Alka-Selzer.

Guéri il l’était presque, puisqu’il avait retrouvé sa voix et sa faim. Quelques passagers qui se faisaient chier vinrent le regarder gloutonner, intéressés par la performance.

Sa collation et ses boutanches englouties, le Gros se rendormit avec un sourire d’ogre rassasié. Il loufa d’abondance, ce qui fit craindre à quelques passagers une fuite de kérosène, et proféra, au plus fort d’un rêve épique, quelques phrases véhémentes dont certains voyageurs francophones furent troublés. Parmi ces dernières, je perçus distinctement : « Tu vas voir ta gueule, enculé d’ ta mère ! On t’a jamais fait bouffer tes bas morcifs ? » Et surtout, celle-ci, qui eut ma préférence : « Tu veux qu’ j’ t’arrache les yeux et qu’ j’ chie dans les trous ? » L’ensemble dénotait une profonde rancœur, certes, mais corrigée par une indéniable poésie populaire inconnue de Paul Valéry.

Malgré ces folkloriques incidents, nous atteignîmes Montevideo à l’heure promise. Le Rio de la Plata, couleur de chiasse malgré son nom, séparait languissamment l’Uruguay et l’Argentine. La capitale d’un million et demi d’habitants (la moitié de la population totale du pays) est une cité paisible, moderne par beaucoup de ses aspects, dirait mon copain Michelin. Forte influence européenne. Là, comme ailleurs, les Indiens ont été exterminés, méthode efficace pour résoudre les problèmes colonialistes. J’en sais qui se mordent les noix, à présent, d’avoir remplacé les armes de la conquête par les produits pharmaceutiques de l’occupation car, comme l’assurait le bon Edgar Faure : « Quand on ne prend pas tout, l’on ne prend rien ! » Chez nous autres, en Europe, pour un Hitler empêché de mener à bon port sa « solution finale », tu trouves cent abbés Pierre et autant de Coluche qui foutent la vérole en distribuant de la bouffe et un toit à des mecs en perdition n’ayant même pas l’idée de reprendre la Bastille.

J’avais retenu des chambres à l’Esmeralda Palace, l’un des hôtels les plus réputés du pays. Tu le sais, car je ne m’en suis jamais caché : j’adore les palaces. Ils sont coûteux, mais me procurent inexplicablement une provisoire sensation d’immortalité. Leurs fastes pendeloqueurs ont pour moi un charme d’avant cette époque scateuse qui nous emporte irrésistiblement aux abysses. Ce personnel en uniforme, gentiment obséquieux (une obséquiosité tarifée), te donne l’impression que tu es important, même lorsque tu as la certitude de n’être qu’un étron charrié par la tornade d’une chasse d’eau.

Tu existes, sous de grands lustres d’opéra en faux cristal, parmi des colonnes de faux marbre, entouré de faux tableaux de maître. La balayette des gogues a un manche de faïence à petites fleurettes roses ; des fruits te sont proposés dans des corbeilles enrubannées, du champagne se gèle le cul de bouteille en des seaux embués. Les discrètes femmes de chambre ont des regards de biche prise en levrette, et le mec en smok qui roule la table du petit dèje semble convoyer le clystère de Louis le Quatorzième.

Vie factice, sans doute, mais qui, inexplicablement, me rassure en m’apportant un stupide mais indéniable réconfort, à moi que la timidité rend si frileux de l’âme et des os.

Le réceptionnaire de l’Esmeralda nous fait remplir nos fiches, avec la componction d’un attaché d’ambassade assurant le déroulement d’accords internationaux. N’ensuite de quoi, il décroche deux superbes clés, pareilles à celles figurant sur les armes pontificales, et nous entraîne vers les ascenseurs.

Béru paraît en proie à une récidive de son angine couenneuse. Il ne souffle mot mais vente énormément. Chez lui, le pet est devenu une espèce de moyen de formulation primitif. À la sonorité de ses loufes, je situe son état d’âme et sa vitalité. Un jour, j’écrirai un traité sur cette délicate question. « Du vent considéré comme mode d’expression. » Si le grand Rabelais, notre pair à tous, écrivaillons multi-pointures, s’est tant complu dans le vent, c’est qu’il en avait senti (si je puis dire) la portée…