Sa Grandiloquence me pousse du coude.
— Tu voyes c’ qu’ j’ai vu, grand ?
— Yes, sir.
— Alors ?
— C’est probablement pas pour nous.
— Oui, mais t’en es pas sûr !
Convaincu, je tapote l’épaule de notre driver et lui raconte que j’ai oublié les billets et qu’il nous faut revenir en ville.
Docile, il vire au carrefour suivant et repart en sens inverse.
Pour donner le change, je nous fais conduire à l’hôtel Arapey, règle le chauffeur et, quand il s’est taillé, m’approche de la file de sapins en stationnement. Peut-être nous alarmons-nous pour la peau ? Mais peut-être que pas. Curieuse, cette espèce de panique qui nous a bichés le Mastoche et moi. D’ordinaire, nous conservons un calme de Britannique constipé en toutes circonstances ; seulement cette fois, une sorte de traczir incoercible (dirait mon laveur de voitures maghrébin) reste fiché en moi comme une hache inoccupée dans un billot.
Ce nouveau chauffeur est un homme à cheveux blancs, aux traits aristocratiques et au regard plus limpide que l’eau d’une crique de la mer Egée.
— Pouvez-vous nous emmener à Florida ?
Bref acquiescement du vieil homme.
Je me demande s’il vivra assez longtemps pour accomplir cette course d’une soixantaine de kilomètres, car il est vachement chenu, le dabuche.
Il drive avec prudence, ce qui est normal pour un julot qui a dû dépasser les quatre-vingts carats l’année qu’est apparue la comète de Halley.
— Où qu’ c’ est, c’ bled qu’ tu nous fais mener ? demande le Gravos.
— Il est desservi par l’une des rares voies ferrées du pays.
— Tu comptes prend’ l’ dur ?
— Si les matuches nous coursent, c’est le mode de locomotion le plus sûr car ils penseront que nous nous esbignerons par avion, par bateau ou par la route ; jamais ils ne supposeront qu’on a pris le train dont les rares lignes remontent vers le nord.
Mister Barbaque opine.
— Bien visé, grand. T’en as dans l’ chou.
Le conducteur murmure en nous matant dans son rétro :
— Vous êtes français, messieurs ?
— De la cave au grenier ! répond Sa Majesté.
— T’aurais pu lui dire que nous sommes belges ou suisses, chuchoté-je dans sa broussaille de protugaise.
— Ah ! les Français ! fait le vioque avec un accent qui sent la choucroute.
— Allemand ? lui demandé-je.
Il acquiesce.
— Lors de la défaite vous êtes venu en Uruguay ?
Il ne répond pas.
— Depuis le temps, vous devez bénéficier d’une amnistie, non ?
— Les crimes de guerre sont imprescriptibles, répond-il. Et puis ma vie est ici désormais. J’ai épousé une femme du pays, elle m’a fait des enfants qui, eux-mêmes, m’ont donné des petits-enfants…
Je m’abstiens de lui parler de son passé merdique. C’est si loin, maintenant, que tout le monde a le droit de mourir oublié.
Le manège du Gravos, d’ailleurs, capte mon attention. Il se détronche pour mater dans le rétro extérieur du vioque.
— Qu’est-ce qui t’intrigue ? lui fais-je.
— Retourne-toi pas, Antoine, mais j’ sus sûr qu’on nous filoche. Un’ tire sport bleue, capotée.
Je fais des efforts pour tenter de repérer le véhicule en question dans la lame de mon couteau et y parviens indifficultueusement. Effectivement, je découvre une vieille Jag pervenche à capote noire parmi le flot qui roule derrière nous. Je pige pourquoi Gras-double l’a remarquée : nous avançons à petite vitesse et sommes doublés sans arrêt par les tires survenantes. Seule l’une d’elles reste sagement à quelque distance de notre sapin, sans la moindre velléité de dépassement.
Pas besoin d’avoir fait ses classes à la D.S.T. pour réaliser que cette Jag d’un modèle périmé (mais une chignole de prestige se périme-t-elle ?) calque son allure sur la nôtre. Son pare-brise éclaboussé de soleil, diraient douze mille romanciers plus surdoués que moi, m’empêche de visionner ses occupants, d’autant qu’il n’est guère judiciable d’observer ses arrières dans une lame.
— T’es d’ac ? murmure le Soufflé.
— Yes, mec.
— Que conclus-t-il-tu ?
— Qu’on ne va pas traîner cette escorte d’honneur jusqu’aux Champs-Élysées.
— J’y voye qu’on diffuse su’ la mêm’ longueur d’onde, déclare mon indispensable Sancho.
On file sur une large route bordée d’arbres tropicaux. Des maisonnettes et des pubs s’échelonnent sur des étendues de céréales. Des mecs vêtus de polos criards vendent des boîtes de Coke et de jus de fruit le long des talus. Des véhicules agricoles titubent à travers la plaine, rouges ou jaunes, pilotés par des gars portant des chapeaux de paille.
Le Mastoche tapote l’épaule de Mister Gestape.
— Quand c’est qu’ vous verrerez un endroit qu’on peuve boire, arrêtez-vous, mon brave.
— Jawohl, fait l’Uruguayen d’adoption.
Il roule encore sur une dizaine de kilomètres et ralentit pour s’engager sur le terre-plein d’un établissement largement vitré dont on a déjà éclairé l’enseigne, malgré le jour persistant.
Celle-ci, d’inspiration nord-américaine, représente une cow-girl vêtue d’une jupette, chaussée de bottes et coiffée d’un sombrero. Elle a les jambes écartées et, du pouce, invite les tomobileurs à entrer.
Le vieux pépé « nazillard » accepte le cortado que nous lui proposons. Il marche tout raide, traînant un peu la jambe gauche qui renâcle pour suivre la droite.
— Rhumatisses ? questionne l’Indicible.
Mais non. Il explique qu’un salaud de maquisard l’a seringué dans le Vercors d’une rafale de mitraillette, jadis, et qu’il a failli être amputassé. Le môme a été bien puni puisqu’on lui a arraché les yeux à l’aide d’une cuiller à café aux bords aiguisés et qu’on a empli ses orbites évidées avec de la moutarde de Dijon.
Il rit. Ses potes, par la suite, lui ont raconté la scène œdipale : ça valait le déplacement depuis Hambourg.
On se choisit une table au fond, près des toilettes.
Après avoir fait l’emplette au rade d’un verre de maté, je me rends aux cagoinsses. Bête comme chou : au fond du local, une porte verrouillée donne sur les champs. Merci une fois encore à mon gentil sésame !
Depuis l’angle de l’établissement, je donne un coup de périscope : la vieille Jag est rangée près d’un camion chargé de peaux de vaches qui chlinguent nettement les abattoirs. Plié en trois, je me déplace à l’abri des véhicules à l’arrêt.
Quand j’atteins la chignole bleue, je constate que sa portière côté conducteur est ouverte. Des jambes de femme et de la fumée en sortent.
M’en approche, car elles paraissent comestibles.
LA VOIS !
La voix me manque.
Tu sais qui ? Pamela Right !
Elle a un léger soubresaut en constatant ma surgissance.
— Mes hommages, jolie Anglaise, je lui fais-je-t-il comme ça. Vous prenez le frais ou si vous attendez qu’il soit plus tard ?
À sa stupeur succède la haine. Son gentil minois se distord tel un masque de caoutchouc qui représenterait la Queen of England et sur lequel le duc de Windsor se serait assis par mégarde.
Elle a un cri du cœur qui me va droit à l’oigne :
— Je vous déteste ! Vous êtes un misérable, un être abject !
— Peut-être, ma belle, mais pratique. Et dans mon job, on ne vit pas vieux quand on ne l’est pas. Vous avez cherché à nous nuire depuis notre arrivée à Montevideo. En fait, nous sommes venus sur les instances de Raidcomebar, uniquement pour servir de boucs émissaires. Le gars que vous avez voulu… neutraliser devait l’être par des services n’ayant rien de commun avec les vôtres. Les pauvres Franchouillards convenaient parfaitement à ces sombres desseins.
Elle a un rire tellement aigre qu’il ferait tourner le lait dans le frigo.
— Vous êtes présentement recherché pour meurtre, me déclare-t-elle. Celui d’un lieutenant de police important ! Vous l’avez tué dans votre chambre et défenestré.
Boudiou ! On est coinçaga dans les grandes largeurs ! Comment a-t-elle pu, si vite, découvrir le corps de Ramirez ?
Et puis ça s’éclaire sous ma coiffe. Un détail me revient : notre première rencontre dans ma piaule où elle se trouvait sans s’être fait annoncer.
Elle dispose d’une chambre dans notre hôtel ! Elle habite sur place pour mieux nous surveiller. Si bien qu’elle a pu observer nos faits et gestes, y compris l’escamotage du corps.
Cette fumière, ivre de vengeance, a prévenu les flics, et à cette heure nous sommes pour les autorités uruguayennes, voire pour toute la population, deux dangereux assassins en fuite ! Des tueurs de perdreaux ! Ya yaille, il va pleuvoir des bombes atomiques sur nos destins ! La peine de mort existe-t-elle en Uruguay ? Téléphone à S.V.P. de ma part, ça m’intéresse.
Mon expression basue en dit long sur la portée de cette révélation et la salope biche comme trois pensionnaires d’internat en train de se masturber devant la photo d’Antoine de Caunes : celle où il a une mèche qui lui tombe sur l’œil et où il rit avec l’air confiant en l’avenir du mec qui s’en traîne une chouette dans le bénoche.
Satisfaite, elle empare son sac à main posé sur le plancher de la tire, l’ouvre, en sort une photo qu’elle me présente.
— Chacun son cliché, fait-elle.
Celui-ci est auréolé de flou sur ses bordures, mais nous représente clairement, le Mammouth et ma pomme, agenouillés devant le cadavre de Ramirez, prêts à le linceuiller avec l’édredon. Comment diantre cette garce vomique est-elle arrivée à prendre cette scène d’intimité ?
En matant attentivement, je conclus que la chose s’est faite par le trou de serrure.
— C’est technique, réussis-je à articuler en lui rendant l’image. Vous possédez un objectif déflagrant à pulsion subintrante ?
Elle remet son réticule en place.
J’enchaîne (d’arpenteur) :
— Un détail me turluzobe dans votre comportement, chère amie sodomite : je me demande ce qui vous a incitée à nous suivre alors que vous pouviez illico nous livrer à la police d’ici ? Vous pensiez nous faire arrêter à quel moment, ma chérie ?
Elle sourit.
— Chacun a ses secrets, mon cher.
— Oh ! Pamela chérie ! Des cachotteries à son vieux french boy ?
Là-dessus quelqu’un me tapote l’épaule là où mon tailleur n’a pas à mettre de rembourrage.
Je décris un arc de cercle et me trouve face à un gonzier à l’air con et navré, donnant à croire qu’il s’agit du prince Charles. Mais non, c’est un autre glandeur au pif interminable et au regard de basset hound, avec de la couperose aux pommettes et de la farine aux cils. Il porte une veste prince-de-galles qui accentue le mimétisme. Ses étagères à mégots sont immenses comme des antennes paraboliques.
Il me toise avec une indifférence qui ressortit de la méchanceté la plus froide.
— Vous désirez ? je lui fais en anglais.
Il se tourne vers sa coéquipière et murmure :
— Ça ne va pas, Pam’ ?
— Rassurez-vous, George : nous bavardions, mister San-Antonio et moi.
Il a un bref hochement de menton et fait un pas en arrière, semblant se désintéresser de ma présence.
— Et maintenant, je soupire, on continue la guerre de Cent Ans ou on commande des œufs au bacon ? Je suppose que vous n’allez pas me suivre jusqu’à la Saint-Trouducul, ce serait inconfortable pour tout le monde, non ?
Elle a cette moue qu’ont les dames à qui tu demandes si elles sucent complètement ou bien si elles confient leur récolte au lavabo.
— Bonne question : je réfléchis.
— Peut-être puis-je vous aider à décider ?
Et tu sais quoi ?
Je lui adresse un baiser du bout des lèvres, ponctué d’une œillade friponne. Pourquoi, en certaines circonstances gravissimes de notre existence, s’opère-t-il inopinément une brusque détente ?
Là voilà qui se met à rire.
Puis, tout à trac :
— Je vous ai menti : la police d’ici ignore tout de votre crime.
La phrase me soulage et me fait tiquer simultanément. « Mon crime ! » Elle envoie le bouchon trop loin, l’Anglaise. Enfin, ce qui prime c’est que nous ne soyons pas coursés par les Uruguayens.
Cependant, je revois les cars de poulets se ruant vers l’aéroport.
Le lui signale.
Elle écarquille sa prunelle frangée de bleu pervenche.
— Comment ! vous n’êtes pas au courant ? dit-elle.
— Non ! Disez, ma toute belle, disez tout et vite !
— Il y a eu un attentat en fin de journée contre le président Gomenolez : une bombe a explosé sous sa voiture alors qu’il allait dîner à l’ambassade des États-Unis !
— Il est mort ?
— Seulement son chauffeur. Lui a été blessé au visage par des éclats, mais ses jours ne sont pas en danger.
Je médite en bref.
— En somme, dis-je, l’Uruguay est un pays tranquille où il se passe toujours quelque chose.