Mon premier soin est de mettre le Pétomane au lit, après l’avoir bourré de cachets et autre gélules médicamenteuses. Après quoi je me rends dans mon propre appartement.
Parvenu à cette charnière d’un récit, pas encore très palpitant, mais qui va le devenir au fil des pages (aurait dit Henri III), il est bon qu’en romancier consommé (par la tige, de préférence) j’informe le lecteur de ce qui motive ma venue à « Montez-vite-et-haut » comme dit le Sanieux. Tu es certes un être dont l’intelligence peut se contrôler avec un simple pèse-lettres, cependant, depuis le commencement de ce livre, une question t’habite (dans les miches) : qu’est-ce qu’un géant de la Police française vient foutre en Uruguay ?
Faut qu’on en cause.
Voici quelques jours, j’ai reçu la visite d’un haut fonctionnaire britannique : sir Raidcomebar. Il portait un costume anglais et un porte-documents en box. Ses chaussures à triple semelle, style Weston, s’ornaient de perforations qui n’ôtaient rien à leur étanchéité. Sa moustache admirablement taillée, ses cheveux argentés coiffés impec (au point qu’ils avaient l’air d’être en carton), sa brève pochette de soie blanche et deux dents en or sur le devant de la scène confirmaient sa grand-albionderie.
J’avais convié le sir, pas gai du tout (c’était un triste sir) chez Lasserre, où j’ai mon rond de serviette à demeure. Nous avions commandé des incontournables truffes en pâte accompagnées d’une sauce enchanteresse, ainsi qu’un poisson qu’il eût été dommage que quelque Breton ne pêchat pas. Nous attaquâmes par un bordeaux, dit léger.
Sitôt avalé le merveilleux préambule offert par l’illustre cantine, Raidcomebar se saisit de sa pochette de cuir et en sortit différentes photographies. Il me les tendit. Les quatre images montraient quatre hommes dont, en fin limier que je suis, je compris rapidement qu’il s’agissait de notre personnage chaque fois transformé.
— C’est le même homme ? demandai-je à l’Anglais.
— Exact. Le connaissez-vous ?
— Il me semble bien que oui, conclus-je. Mais quand j’ai dû voir ce type, il ne ressemblait à aucun de ces portraits.
— Il m’intéresserait que vous trouviez sans que je vous informe davantage.
Je choisis l’un des clichés et me consacrai à son examen avec une minutie toute flicarde. J’allai même jusqu’à chiquer les Schnock Holmes en utilisant ma loupe de fouille pour mieux percevoir les détails.
Et puis cela me revint. C’était pas fastoche car le gusman possédait l’art de modifier jusqu’aux dominantes de sa poire.
Enfin, j’eus l’inspiration.
— Kurt Vogel ! exclamé-je-t-il.
— Exact ! fit seulement mon partenaire qui détenait les meilleurs réflexes du monde puisqu’ils étaient britannouilles.
— L’affaire Emerson, repris-je, il y a douze ans de cela. Un truc pas facile. Deux hommes, dont Vogel, ont abattu un diplomate chinois à sa sortie d’une réception à l’Élysée. Des agents de la sécurité qui se trouvaient à proximité les ont coursés et rattrapés après leur avoir tiré dessus. Le compagnon de Vogel a été abattu ; lui, a pris une balle et a été conduit à l’Hôtel-Dieu pour une opération d’urgence.
« J’ai procédé à son interrogatoire le lendemain de l’intervention. Il était trop faible pour répondre à mes questions, ou feignait de l’être. Le jour suivant, il s’évadait grâce à des complicités urbi et orbi et je ne l’ai jamais revu. Par contre, j’ai suivi la traînée sanglante de ses exploits postérieurs, tant en Angleterre qu’en Allemagne, au Japon et en Russie. C’est un type du style Carlos ; son audace est insensée et il paraît bénéficier d’une baraka éhontée. »
Sir Raidcomebar m’écoutait en humant son verre de Pomerol.
Il soupira :
— Pour moi, la France, c’est ça !
Il goûta au breuvage, fermit les yeux pour pleinement s’adonner à sa savourance.
— Dieu est grand qui a permis à notre planète de se refroidir et d’accorder aux tristes bipèdes que nous sommes des breuvages de cette qualité. Pensez-vous qu’un être malfaisant comme Vogel puisse apprécier pareille félicité, sir Raidcomebar ?
Il murmura :
— Ce serait dommage.
J’abordis les raisons de notre rencontre.
— Vous avez besoin de la Police parisienne ? lâchai-je avec une fausse innocence de placier en assurances.
— Non, répondit mon compagnon de table ; pas de la Police, de vous !
En guise d’interrogation, et soucieux de garder mon flegme en présence d’un spécialiste, je me contentis de hausser un sourcil (le droit, si mes souvenirs sont fidèles).
Après, j’attendis son bon vouloir en buvant à mon tour une gorgée de vin.
Il finit par dire :
— Vous êtes le seul policier au monde qui ait parlé à cet homme. Le seul à avoir eu le temps de le regarder dans les yeux. Les portraits de lui que je vous ai montrés sont des photos d’indicateurs alléchés par les primes, donc de gens guère fiables. Nous avons, à Londres, obtenu des renseignements dignes de foi nous assurant que ce bandit séjourne en Uruguay. Il y aurait « préparé ses arrières », comme vous dites ; peut-être envisage-t-il carrément une retraite prématurée ? S’il s’est fait rémunérer en rapport de ses forfaits, l’argent ne doit pas lui manquer.
On se prend à faire réflexions à part, lui et moi. Je le vois viendre, l’apôtre anglican : il espère que je vais partir pour « Montez-vider-l’eau » et me mettre à la recherche de son lascar. Cette perspective ne me déplaît pas, à vrai dire. Je raffole de cette chasse où le gibier est chaque fois « de potence ».
On nous apporte nos truffes et, du coup, c’est le recueillement intégral de nos papilles gustatives.
— Beautiful, soupire mon Rosbif. Voici un plat qui mobilise à peu près tous les sens.
Impossible d’aller plus avant dans la discussion, le grand moment de la félicité clapeuse est arrivé. Tu ne peux pas savoir quel mariage princier constitue cette truffe avec le vin d’un terroir qui lui est proche.
C’est mézigue qui reprends le crachoir au bout de quelques bouchées d’exception :
— En somme, vous aimeriez que je parte pour l’Uruguay et vous aide à débusquer le loustic ?
— C’est un bon résumé de la situation, reconnaît l’homme à la chevelure de carton. Naturellement, nos services prendraient en charge tous vos frais.
Je souris.
— Vous me demandez de jouer le rôle du faucon. Je lève la proie, la saisis de mes serres et vous la livre toute vivante ?
Il acquiesce :
— C’est une manière romanesque de voir les choses.
— Et mes services ont droit à quoi, dans cette croisade ?
— Le prestige. Toute la gloire de la capture vous reviendrait.
— La gloire mais pas le client ?
— Nous vous laisserions enquêter sur ce qu’il a commis en territoire français. Vous l’interrogeriez en collaboration avec nous.
— Seulement il serait détenu en territoire britannique ?
Le Rosbif a un petit sourire badin :
— Nous n’allons pas nous disputer la peau de l’ours avant de l’avoir seulement retrouvé ? Je vous propose une alliance, my friend. Loyale ! Et tout de suite vous envisagez un marché de putes.
— De « dupes » rectifié-je ; la nuance est importante pour le sens de la phrase.
Je lève mon verre et lui porte un toast.
— Banco, je marche !
Ses lèvres minces s’écartent derechef pour laisser briller ses deux ratiches en jonc.
— Je savais que vous étiez un grand professionnel et que vous ne déclineriez pas ma proposition.