Je te rappelle l’essentiel de ma méditation. À toi de suivre en freinant bien dans les descentes qui vertiginent exagérément.
Radiographie de la réflexion Santantoniaise :
Le terroriste, pour des raisons « x », décide de raccrocher et de mettre ses explosifs au placard. Il s’est préparé une retraite en Uruguay, dans laquelle il semble s’emmerder, bien qu’elle soit « dorée ». Le journal El Dia publie sa photo et promet une récompense de dix mille verdâtres à qui permettra sa capture. Seulement, l’image ne lui ressemble pas. D’après le quotidien, l’annonce émanerait de la Police.
San-A. est reçu par le tout-puissant lieutenant Ramirez, qui réfute la chose. D’ailleurs, Ramirez connaît la retraite du criminel et le fait surveiller. Quid de ce bigntz ?
L’officier de police se lie d’amitié avec moi. Il projette de supprimer Vogel et de me faire endosser la paternité du meurtre.
Pourquoi veut-il éliminer l’homme qu’il surveille ? La mort de ce type ne représente sans doute pas pour lui qu’une prime à toucher : elle sert d’autres intérêts. Lesquels ?
Pourquoi Kurt avait-il mon portrait dans son dressing ? Quelqu’un l’avait donc averti de mon arrivée et mis en garde ? Qui ? Seuls les Britiches savaient que j’allais me pointer à Montevideo. Conclusion ?
Mon fauteuil grince biscotte j’ai interverti mon croisage de jambes. Ça me coupe le fil un instant. Je le renoue presto.
Voyons… Ah ! yes : Dayman. Nous y voici. Dayman où ce criminel en fuite communique parfois téléphoniquement. Ça, c’est bizarre : ce convict venu d’Europe, principal terrain de ses activités, et qui, à l’évidence, ignore presque tout de l’Uruguay, y a cependant un correspondant. Lequel crèche à l’autre bout du pays. Mysterious, non ? C’est là que je fais tilt. C’est le point critique de l’histoire, selon mon bel instinct poulard.
Et alors, ça m’explose sous le cuir chevelu. Le ravissant Sana pige, pige, pige ! Divine lumière, source de vérité !
Le type que connaissait l’équarrisseur habite ce patelin provisoirement, sinon Vogel serait venu s’installer ici, près de son complice ou allié. Ça semble logique. S’il n’en a rien fait, c’est parce qu’il se trouve à Dayman de façon temporaire. Il y est en traitement, comme curiste, tu piges, Edwige ?
Sans attendre les douze coups de minuit qui ne sonneront que dans douze heures (après ceux de midi), je retourne à la réception. Le gaucho de l’hostellerie est encore à sa banque, en train de claper une cazuela[9] à même la casserole. Il l’absorbe à l’aide d’une grosse fourchette de cantinier. Je ne sais pourquoi, ce petit rat m’émeut. On le sent désorienté par son récent veuvage. Sa belle loucheuse devait le gérer avec autorité, aussi sa liberté recouvrée le prend au dépourvu. Un jour, bien entendu, il croisera la route d’une autre gamelle qui mettra de nouveau l’embargo sur lui, et alors il retrouvera sa vitesse de croisière.
Son brouet sent un peu la merde, comme toujours quand il s’agit de tripes. Il le consomme, nonobstant, d’assez bon appétit.
— Ça a l’air délicieux, lui fais-je en désignant sa gamzoule nauséabonde.
— Vous voulez y goûter ?
— Non, merci, je n’ai pas faim. C’est comment votre prénom ?
— Paco.
— Je vous trouve très sympathique et j’ai l’impression de vous connaître depuis longtemps.
Il me tend un sourire enrichi de tripaille à la tomate.
— Vous êtes également simpático, señor.
— Dites-moi, Paco, les eaux d’ici sont utilisées pour quel traitement ?
— Psoriasis.
— Elles sont efficaces ?
— Miraculeuses ! affirme-t-il en commerçant qui tient à la réputation de son bled.
— Les cures durent combien de temps ?
— C’est variable, car cela dépend de l’étendue du mal ; mais il faut compter plusieurs mois dans les cas importants.
Je lève les yeux sur le portrait de sa rombiasse disparue. Une connasse sans goût ni grâce ; mais tout le monde doit avoir sa part de bonheur, terrestre ou éternel, non ? Peut-être qu’elle me sourit, sa chaisière, du haut de son cadre ? Va-t’en savoir, avec ses lotos qui se croisent les bras ! Je lui adresse un brin de supplique : « Gentille mocheté, intercède pour qu’on me virgule un peu d’assistance, de là-haut, prego ! »
Paco s’enfourne son brouet qui te donnerait envie de claper une boîte de Canigou revenu dans du beurre.
— C’est quoi, d’une manière générale, la clientèle des maisons de soins ?
— Beaucoup de riches étrangers.
— Qui viennent d’où ?
— Argentine, principalement, Brésil aussi, et il y a même des Yankees.
— Des Européens ?
— Pratiquement pas ; ou alors c’est qu’ils demeurent en Amérique du Sud.
Ça y est, il a fini sa pâtée. Il réprime un rot, ne peut contenir les suivants et la pièce se met à sentir la chambre froide privée de courant depuis quinze jours.
— Paco ! le hélé-je doucement.
— Si, señor ?
— C’est étrange ce qui se passe…
— Quoi, señor ?
Je lui désigne la photo de sa chère disparue.
— J’ai l’impression qu’elle nous protège.
Il opère un signe de croix à grand spectacle et deux superbes larmes, diamants en fusion (écrirait une romancière que je sais et qui compte s’acheter une mercerie avec la prime-décès de son époux) glissent sur son visage de rongeur neurasthénique.
— Si ! balbutie-il : elle veille, comme elle veillait de son vivant, la grande âme.
— Elle me dit que vous allez m’aider.
— Oui ! fiévreuse-t-il.
Puis, réalisant :
— Vous aider à quoi, señor ?
— Je recherche quelqu’un qui se trouve dans cette ville, mon cher Paco et qui doit probablement faire une cure. J’ignore son nom, son âge, sa nationalité, mais il est à Dayman et il faut que je le rencontre !
Je le prends aux épaules :
— Si nous le retrouvons, je vous donnerai mille dollars !
— Mille ? fait-il sans paraître réaliser.
— Neuf cent quatre-vingt-dix-neuf dollars, plus un.
Je tire de ma fouille-revolver une liasse de billets couleur épinard qui manque l’énucléer.
— Vous voyez, Paco : ils sont là, et bien vivants, prêts à changer de poche !
Magnanimique, je glisse un talbin de cent piastres dans la poche-poitrine de sa limouille.
— Pour engrener notre association. Désormais, entre nous c’est « à la vida à la muerte ».
Une accolade scelle notre accord au ciment prompt.
Je le regarde partir.
Si tu savais combien il est émouvant, ce petit veuf, avec ses favoris, sa chemise blanche à manches courtes, sa cravate et son pantalon noirs. Comme s’il voulait ajouter à son pittoresque naturel, il se munit d’un parapluie noir enroulé qui achève de donner à sa silhouette un aspect sot, grenu et saugrenu.
Je l’ai dûment chapitré. Pas si con que ça, il semble avoir assimilé sa mission. Il m’a seulement demandé de tenir sa caisse en son absence car il n’a guère confiance en sa bonniche, fille des pampas peu habituée à la vie citadine, même aussi sommaire que celle de Dayman.