Pour tromper le temps, je ligote le baveux du cru, presque entièrement consacré à l’attentat contre le président. J’éprouve quelques difficultés, mon espanche étant davantage parlé qu’écrit. La police est sur la piste des terroristes. L’idée prévalante est que le lieutenant Ramirez y Ramirez y Ramirez a trempé dans le complot car il a disparu au moment où se perpétrait l’attentat, et juste avant, son épouse s’est embarquée pour Paris à bord d’un avion Air France. L’Uruguay compte demander à la France que la sublime Maria del Carmen soit entendue par une commission rogatoire en attendant une éventuelle demande d’extradition.
De ce côté-là, ça baigne. Je projette de contacter les Affaires étrangères pour réclamer une protection rapprochée de ma ravissante maîtresse. Mais rien ne presse, il me faut au prélavable[10] régler l’affaire du mystérieux correspondant de Vogel.
Assis derrière l’antique caisse dont le plateau est cerné d’une corniche en bois tourné, je suis les pataudes évolutions de la servante. Fille d’un brun ardent, brillant, teint bilieux, œil sombre, front bas, lèvres charnues qui, lorsqu’elles s’écartent, laissent voir des dents en clavier de piano, noires et blanches. Les loloches sont lourdes, le ventre naissant, les jambes en quilles de bowling. Elle me quitte peu du regard, semblant sensible à mon charme reconnu d’utilité publique. Parfois me sourit. Il est probable que cette douce demoiselle sera une proie idéale pour le don Juan de Saint-Locdu, lorsque son panais redeviendra immergeable.
Le biniou carillonne. Je réponds : un certain Sanchez, de San Barro, annule sa réservation du lendemain et demande à ce qu’elle soit reportée au lundi suivant. Je prends note, l’assure que tout est O.K., puis mets un post-it en évidence sur le burlingue de mon gentil hôtelier.
Peu après, Sa Majesté satanique survient dans l’escadrin.
— Qu’est-ce tu fous à c’ t’ caisse, mec ? interroge-t-il.
— J’opère un remplacement.
Il hausse ses gigots antérieurs, sachant qu’avec moi il ne faut jamais s’étonner.
— Il fait soif, me dit-il.
Pour me prouver sa déshydratation, il mâche à vide, reproduisant de la sorte le bruit de l’éléphant piétinant un marigot.
— Va t’acheter à boire, conseillé-je.
— On va pas à la clape ?
— Plus tard.
— J’ai aussi les crocs.
— Achète également de la bouffe : y en a plein les strasses.
— C’ qu’on trouve m’a pas l’air franco ; j’ai horreur d’ bouffer après les mouches !
— Il n’y en avait pas, à Saint-Locdu, autour de vos étables et de vos chiottes ?
— Minute, grand : c’tait les nôtres ! Ici, c’est des bestioles qu’on sait pas d’où qu’é viennent, ni quelle merde é z’ont butinée. Nos mouches d’ mon pays natal, é z’étaient françaises, j’ t’ prille d’admett’. On leur connaissait la prov’nance.
Sa flambée de patriotisme s’éteint. Majestueux, il se dirige vers la sortie, mais stoppe net, se cabre devrais-je plutôt dire si je parlais correctement la langue de mes paires, en se trouvant nez à cul avec celui de l’ancillaire.
— Chouette popotin, hé ? me prend-il à témoin.
— De tout premier choix, l’excité-je.
Il avance une main concupiscente jusqu’à la croupe rebondie et l’y plaque sans tu sais quoi ? Oui : vergogne.
La fille andine volte avec mollesse, découvre son peloteur et esquisse une moue. Très évidemment, Gras-double ne hante point ses songes.
— Pense à ton avarie de machine ! dis-je à l’Élégant.
— Les choses s’tassent, me rassure-t-il ; j’ m’ fais fort, av’c un peu d’ beurre ou d’huile d’olive, d’ rend’ visite à sa babasse sans qu’on jouasse « Panique à bord ».
Là-dessus, un nouveau coup de grelot.
En auxiliaire consciencieux, j’y réponds.
Une voix que je pense d’homme, mais qui pourrait appartenir à une lesbienne ayant un chat dans la gorge :
— Pergola Hotel ?
— Si ?
— Police.
Yayaïe, j’ai les poils des miches qui font des bouclettes.
— Buenos dias, que j’espagnolise.
Et mon interlocuteur :
— Y a-t-il, parmi vos clients nouvellement arrivés, deux Français ?
— No, señor, fais-je avec calme. Nous n’avons pas d’étrangers en ce moment.
— O.K. ! m’est-il répondu dans la langue de Cervantès.
CAPITULO VEINTIDOS
Chauds, les marrons !
Ce cri de mon enfance, je l’entends encore, parfois, l’hiver, quand je croise un bougnat en train de faire griller des châtaignes dans sa grande poêle à trous. Et aussi, pendant des chicornes, lorsqu’il m’arrive de morfler un taquet dans la poire ! Chauds, les marrons !
Présentement, devant ce bigophone raccroché, il résonne violemment dans ma tronche. Moins une ! Si le petit taulier veuf, aux rouflaquettes pointues, s’était trouvé à son poste, on était cuits, le Gros et moi. Ç’allait être la grande cueillette d’automne.
Cet appel « un temps pestif », comme dit Queue-d’âne, prouve que nous sommes recherchés et serrés de près.
Je ne pense pas qu’il s’agisse de la police, bien que mon correspondant l’ait prétendu. Pourquoi ? Difficile à préciser. Question d’intonation. L’homme du téléphone semblait manquer quelque peu d’assurance lorsqu’il m’a affirmé la chose.
Cela dit, le péril n’en est pas moins sérieux. Nous voici « talonnés » par des gens de mauvaises intentions. Des gens qui savent que nous sommes à Dayman. Et qui ne nous veulent rien de fameux, je le devine sans boule de cristal.
Tu crois qu’on devrait essayer de les mettre rapidos, la Citrouille et moi ? Franchir le fleuve Uruguay pour s’aller placarder en Argentine ? À force de m’obstiner sur cette fumeuse affaire, je vais finir par gagner le canard. C’est un coup à ramasser un plein chargeur de bastos dans le garde-manger, ça ! Je déteste ce genre de turbin où l’ennemi est duraille à identifier. Ça ressemble à une guerre de ville, qu’on doit conquérir quartier par quartier. Partout le danger : en haut, en bas, de gauche et de droite. Partout la menace est tapie ; aller de l’avant ne conjure rien car l’assaillant t’a peut-être laissé passer délibérément pour mieux t’abattre par-derrière ?
Un chant s’élève, en provenance de la rue : « L’hymne des Matelassiers », interprété par le fameux baryton-basse Alexandre-Benoît Bérurier, des Concerts de Saint-Locdu-le-Vieux. Il devrait faire davantage de raffut, ce gros cornard ! Le moment est bien choisi de rameuter les populations !
Il entre, en planture intégrale, portant son bide comme une grosse caisse de fanfare, la bouche pleine, la trogne tel un cul de babouin. Il tient dans ses deux bras maternels un immense sac de papier débordant de victuailles.
— Tu voyes, annonce-t-il en s’amenant jusqu’à moi, un patelin qui produit d’ la bidoche et du vin c’est certain qu’ l’ Seigneur l’a à la chouette.
Cher grand nœud démesuré ! Quelle paix émane de son personnage ! Que l’existence lui est donc amicale !
Je lui raconte le coup de grelot. Ça l’émeut autant qu’une tache de graisse sur son revers de veste.
— T’as bien fait d’ répond’ qu’on n’était point là, mec, complimente-t-il. Bon, j’ vas m’ colmater les dents creuses, si tu voudras qu’ j’ t’ prépare un sandouiche t’as qu’à téléphoner dans ma carrée : j’ l’ fererai descend’ par la bonniche qu’ jussement la v’là. Hé ! fillette ! Tu veuilles coltiner c’ sac jusqu’à ma piaule ? En r’mercillement, j’ t’ filererai pas de pourliche, mais j’ te laisserai palper mon zobinet : tu verreras c’ goitre qu’y s’est chopé, l’ frangin ! entièr’ment taillé dans d’ la viand’ d’homme ! Si tu l’ touches pas, tu peuves pas croire qu’il est en vrai !