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Vais-je enfin pouvoir respirer, putain d’Adèle ?

Que nenni ! Cris à l’extérieur :

— Plombe-la, bordel à cul ! Défouraille, merderie d’Angliche ! Ah ! si j’aurais mon arquebuse !

Je me rue à la fenêtre. J’aperçois la Jeep de mes ravisseurs qui fonce en direction d’un portail de bois. Pour l’atteindre, elle doit obligatoirement passer devant la fenêtre de « ma chambre ».

Quel dommage que des instants de cette qualité ne soient pas tournés en vidéo pour la formation des jeunes flics. En quatre secondes j’ouvre la croisée, saute sur le rebord de briques, puis me propulse sur la capote tendue du véhicule. Je manque la dépasser, mais non : je chois bel et bien dessus.

Dans un accéléré vertigineux, je me rends compte que le portail cité plus haut est fermaga. La conductrice qui n’a pas froid aux miches ne ralentit pas et l’embugne d’autorité. Rrrrrran ! La clôture cède, telle une bourgeoise à un collégien. Je faillis être éjaculé de la capote, mais mon sens de l’équilibre me vaudrait des proposes du cirque Barnum. Je parviens à conserver ma position précaire. Tout de même, la fuyarde a décrit une embardée biscotte cette caisse est haute sur pattes. Bon à savoir !

Tout en faisant un peu plus que l’impossible, je réussis à sortir ma lime à ongles de ma poche. La saisis entre mes dents, qu’heureusement ne suis pas râtellisé comme des moudus que je sais, et parviens à la planter dans la toile. Pas fastoche. Je mets au défi n’importe qui ne disposant pas d’un damier complet d’y parvenir. Mais craaaac ! Le tissu se fend kif le bénouze de Bérurier quand il ramasse un préservatif usagé sous les fenêtres d’un hôtel de passe pour s’en faire une blague à tabac.

Une fureur me galvanise. Tout en demeurant désespérément cramponné, j’élargis la fissure qui, en peu de temps, se mue en une ouverture suffisante pour laisser passer ma main.

Alors, mettant à profit un ralentissement imposé par la circulation, j’agrandis le trou qui devient brèche, y insère mon visage de Casanova pour noces et banquets.

— Vous devriez stopper, chère petite madame ! lancé-je à la conductrice. Toute la ville nous regarde et les flics du coin vont intervenir d’une seconde à l’autre.

Je pense que c’est ma voix unie qui la décide.

Elle freine.

CAPITULO VEINTISIETE

Maintenant, me voici à côté d’elle.

D’elle qui, de sa main gantée, pianote le volant de la Jeep. Elle paraît détachée, lointaine, presque indifférente. Pis : résignée.

Rien qui ne me fasse davantage mal à l’âme qu’un être acceptant les dures foirades de son existence. Il me rappelle une scène africaine : un guépard s’attaquant à une antilope.

À la course, il est niqué par la bique, le fauve. Alors il en vient à la ruse, s’approche au plus près de sa proie en se dissimulant pour la charger, sachant que l’élément de surprise va lui être profitable. Il doit lui sauter sur le poil avant que la pauvrette n’ait organisé sa panique. Un bond prodigieux ! Ses griffes et ses dents s’enfoncent dans le corps de la cousine lointaine de « Blanchette Seguin ». Herido de muerte ! Un joli cadavre vite éventré. Des babines dégoulinantes de sang. Et la savane imperturbable sous le dur soleil.

Quelque part, c’est d’une grandeur féroce : la vie requérant la mort pour pouvoir se prolonger !

J’ai une habitude, presque une marotte : lorsque je suis en voiture avec une inconnue qui la pilote, je me tiens adossé à la portière pour mieux contempler la conductrice.

Celle-ci est plutôt belle, mais avec des détails physiques qui me gênent. Ses verres de contact lui composent un regard globuleux. Ses narines sont épatées comme si la femme trimbalait des origines vaguement négroïdes. Sa bouche est lourde, ainsi que le bas du visage. Elle a çà et là, des boutons rouges sur les joues. Je déteste sa coiffure d’un vilain blond clair d’Ophélie à la manque : elle tombe, raide, sur ses épaules. On déplore confusément son manque de grâce. Je lui trouve un vague côté travelo qui éveille en moi d’obscurs regrets.

Je lui ai ordonné de remiser la chignole au bout d’un chemin de terre escaladant un promontoire duquel on obtient une « vue générale » de la contrée. D’où nous sommes, on aperçoit le fleuve Uruguay qui a déjà revêtu sa sale teinte brunasse. Sur la droite, au loin, les premiers contreforts de la cordillère des Andes qu’une brume de chaleur rend incertains.

— C’est beau, murmuré-je ; bien que né sous un signe d’eau, je suis passionné de montagne.

Elle a un bref hochement de tête. Qui signifie quoi, au juste ? Qu’elle partage mon amour des cimes ?

En la matant dans le rétroviseur, j’obtiens une vue plus générale de son physique. Je la discerne de face, you see ? Et pour peu que je me penche, je saisis son profil gauche dans le réflecteur de portière. Une émotion presque capiteuse m’empare.

Je dis :

— Bien que la chose me laisse sceptique, j’ai quelque peu travesti mon apparence, vous l’aurez remarqué ?

Elle acquiesce.

— Vous n’avez pas été flouée un seul instant, n’est-ce pas ?

Là, elle dénègue.

— Les traficotages de gueule, c’est du gadget pour Tintin, soupiré-je ; ce serait trop commode de se fuir au moyen de quelques artifices de comédien ! Vous permettez ?

J’avance ma main gauche jusqu’à ses cheveux, les saisis par-derrière et soulève. Malgré les épingles qui la maintenaient à sa véritable chevelure, la perruque cède sans difficulté.

— Maintenant, continuez sans moi : je ne vais décemment pas fourrer mes doigts dans vos yeux, vos narines et votre bouche !

De plus en plus docile, elle retire ses verres de contact ainsi que les plaquettes de caoutchouc gonflant son nez et le bas de sa bouche. En riant je l’imite. Deux étudiants farceurs !

— Vous oubliez vos faux bubons. Entre nous, ils sont mal imités ; vous savez que ce sont eux qui m’ont mis la puce à l’oreille ?

J’ajoute, pensif :

— L’automutilation est une chose horrible, surtout quand elle affecte une fille aussi belle que vous, Maria del Carmen.

Elle a une curieuse réaction : elle regarde l’immense tache pourpre qui s’étale sur mon pantalon et, lentement, après s’être dégantée, porte le bout de ses doigts à ma blessure.

FLASH-BACK

L’ANNÉE QUI PRÉCÉDA LES ÉVÉNEMENTS CI-AVANT RELATÉS

AVRIL

— C’est aujourd’hui que nous retirons les derniers fils, annonça le docteur Teufle.

Kurt Vogel eut un acquiescement silencieux. Ses cicatrices le faisaient souffrir de manière sporadique. Parfois, une sorte de bouffée embrasée léchait son visage. Le spécialiste de la chirurgie faciale lui avait affirmé que c’était normal.

« — La chair qui proteste, avait-il assuré. Mais ne vous inquiétez pas : elle finira par se résigner. »

C’était un gros homme porcin, très blond, aux cheveux coupés court. Il respirait fort en s’activant et, malgré son masque de gaze, Vogel avait été incommodé par ce souffle d’asthmatique.

Il dégagea les derniers brins de fil noir couturant la face de l’opéré. Lorsque ce fut terminé, tel un peintre devant son tableau, il recula pour s’offrir une vue d’ensemble de « l’œuvre ».

— Je pense honnêtement que c’est réussi, avança le praticien.

Comme le coiffeur, il se saisit d’un miroir à manche qu’il brandit devant son patient.

Vogel hocha la tête. Il n’aimait pas ces bourrelets violines qui continuaient de le défigurer. Son regard, surtout, le déroutait. On lui avait tendu les paupières, cela ôtait toute vie à sa physionomie. Il estimait que l’ensemble faisait un peu « Musée de Madame Tussaud ». Il se résigna : le temps gommerait les plaies et sa figure récupérerait sa mobilité. À force d’exister avec son nouveau visage, celui-ci accepterait sa personnalité profonde.