Il dit soudain :
— Vous aviez pris une grande quantité de photos pour étudier mes expressions, de même, vous avez exécuté nombre d’esquisses afin de définir ce que deviendrait ma gueule ; vous pouvez me les montrer ?
Teufle eut un sourire entendu.
— Tous mes patients ont une réaction identique : ils veulent confronter le présent au passé.
— N’est-ce pas logique ?
— Tout à fait.
Il se dirigea vers un grand classeur métallique sur lequel on avait peint des motifs rappelant l’acajou.
Pendant qu’il ouvrait les tiroirs, son patient s’approcha de la fenêtre donnant sur Sankt Pauli.
La nuit tombait. Dans ce quartier chaud de Hambourg, les trottoirs avaient retrouvé leurs alignements de prostituées que des marins en escale reluquaient avec impudeur avant d’engager la conversation. Des vendeuses de n’importe quoi, à la poitrine insolente, harcelaient les passants. Des ivrognes blonds, à tête de brute, quémandaient quelques pièces afin d’aller boire davantage. Tout ce qui déferlait dans ces rues paraissait louche et promis au vice, voire au crime.
« Drôle d’endroit pour ouvrir un cabinet médical », songea l’opéré. Sans doute que Teufle avait été radié de l’Ordre en raison de pratiques réprouvées. Il était venu s’installer là, sans plaque de cuivre à sa porte. Seul y figurait un nom imprimé chichement sur un bristol : « Aloïs Teufle ». De sa profession, il n’était même pas question. Cela ne l’empêchait pas de jouir, dans « certains milieux » (pour ne pas dire LE milieu tout court), d’une réputation flatteuse : « c’était un bon ! ».
— Voici votre dossier ! annonça-t-il en revenant lesté d’une forte enveloppe de papier kraft.
Vogel la prit, l’ouvrit, étala son contenu sur le bureau du chirurgien et examina chaque épreuve avant de tout remettre en place.
— C’est très bien, dit-il, satisfait.
Il tira de sa poche une liasse de gros billets de la Banque d’Allemagne et la tendit au médecin.
— C’est ce qui a été convenu ?
Son interlocuteur s’en empara avec une vivacité traduisant son soulagement. Il avait dû se faire truander plus d’une fois. Il compta les coupures avec une désinvolture qui ne cachait pas sa cupidité.
— O.K. ?
L’autre acquiesça.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, murmura-t-il.
Il déposa l’argent sur son sous-main et plaça dessus un petit rhinocéros de bronze ramené d’un voyage en Indonésie. Puis il accompagna son client qui se dirigeait vers la sortie. Avant d’ouvrir la porte, ce dernier s’arrêta.
— J’allais oublier !
— Quoi donc ? s’inquiéta le docteur Teufle.
Il ne comprit rien aux mouvements fulgurants de l’opéré. Celui-ci appliqua son bras gauche contre la nuque du médecin dont il empoigna le menton de la main droite, et donna une forte secousse. Le praticien mourut instantanément.
Vogel « soulagea » la chute du corps. Ensuite, il revint au bureau pour y prendre l’enveloppe aux photos.
Il ne récupéra pas les billets de banque : ceux-ci étaient faux.
Elle fut prête avant l’heure convenue et décida d’aller boire un cappuccino sur la terrasse. En réalité, il en existait plusieurs, superposées, qui descendaient jusqu’au lac. Des statues aux attitudes improbables se découpaient sur le bleu du ciel, moins dense que celui de l’eau. Elle se mit à contempler Stresa, en face de l’hôtel.
« Grâce et harmonie », se récita Astrid.
La paix majestueuse étalée sous ses yeux l’emplissait d’une obscure nostalgie. Maintenant qu’elle savait son départ proche, elle réalisait combien elle s’était attachée à ce lieu enchanteur tant célébré par les dépliants touristiques. Les îles Borromées dont le nom suffisait à faire rêver les femmes romantiques, conservaient leur magie début de siècle. Il y régnait un climat si doux que les plantes tropicales s’y développaient à l’aise.
Contrairement à ce qu’elle avait décidé, lorsque le serveur vint s’enquérir de sa commande, elle répondit qu’elle ne voulait rien. Une sourde émotion la tenaillait, proche de l’énervement.
Elle abandonna son siège et, à pas rapides, gagna l’embarcadère. Une assez vieille vedette dont l’acajou se fissurait remuait doucement sur l’eau calme. Personne ne se trouvait à son bord, ce qui la désappointa car elle avait espéré que le pilote viendrait plus tôt que prévu.
Tout en patientant, elle s’intéressa au manège d’un couple de cygnes qui attendait d’elle des largesses. Ils quémandaient avec des airs condescendants qui firent sourire Astrid.
Elle entendit grincer les lattes du ponton et vit arriver un homme dont l’accoutrement pouvait le faire passer pour un marin.
— Vous êtes en avance, signora ! grommela-t-il en halant le flanc du bateau contre la plate-forme.
— Peut-être, fit la femme, sautant avec souplesse dans la vedette.
Elle pénétra dans l’habitacle, le traversa de part en part pour prendre place sur le banc de la poupe. Bientôt l’embarcation démarra dans un ronflement de moteur mal réglé.
Elle renversa la tête en arrière afin de mieux profiter de l’air impétueux qui la décoiffait.
Astrid aimait le vent qui cingle et ébouriffe. Il lui revenait des souvenirs de son enfance suédoise. Les matins, pour se rendre à l’école, elle devait emprunter un bateau qui la transportait de l’autre côté du fjord. Cela sentait l’huile chaude, le fer rouillé, la marée.
Comme le canot atteignait le milieu du parcours, le ronron du moteur s’interrompit brusquement. Le silence qui lui succéda parut brutal à la jeune femme. Elle se leva de son siège et s’accouda au toit du rouf afin d’interpeller le pilote.
— Une panne ? demanda-t-elle.
L’homme prit la même position qu’elle. Il avait un étrange sourire.
— À votre avis ? fit-il.
Elle le considéra un moment avant de s’écrier :
— C’est toi, Kurt ?
Cette fois, il demanda :
— À TON avis ? mettant l’accent sur le tutoiement.
Puis ils s’élancèrent à la rencontre l’un de l’autre, courbés pour ne pas se cogner la tête, et s’étreignirent farouchement.
La vedette incontrôlée dérivait en amorçant des cercles qui s’interrompaient au gré d’un remous provoqué par une autre embarcation.
— Tu as encore envie de moi, malgré ma nouvelle tête ? questionna Astrid.
— Jamais je ne t’ai trouvée plus excitante !
Enlacés, marchant de profil, ils gagnèrent l’avant du bateau. L’eau clapotait contre ses flancs et, par instants, il se mettait à tanguer fortement. Kurt lança le moteur et le vieux Riva reprit bientôt son cap.
— Et moi ? demanda-t-il en se tournant vers elle. Pas trop endommagé ?
Elle le considéra avec une minutieuse attention, consignant mentalement les modifications qui s’étaient effectuées sur ce visage d’homme. C’était « ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre ». Kurt était devenu une sorte de « frère » inconnu d’elle qui lui rappelait avec force celui qu’elle aimait. Quelqu’un de fascinant.
Astrid posa ses doigts sur la figure du pilote, ferma les yeux et procéda à une espèce d’identification tactile.
— C’est bien toi, fit-elle en coulant sa main jusqu’au sexe de Vogel.
Le moteur tournait tant bien que mal, laissant derrière eux un nuage d’huile gris foncé.
— Quand partirons-nous ? chuchota-t-elle en caressant son membre à travers le jean blanc.
Il redevint grave et oublia son désir.
— Dans huit jours très exactement, répondit-il. Nous nous retrouverons à Genève : hôtel Intercontinental. Nous aurons deux chambres distinctes, nous ne nous connaîtrons pas. Nous prendrons le lendemain l’avion pour l’Amérique du Sud et voyagerons séparément. Je descendrai à Montevideo. Toi, tu poursuivras le vol jusqu’à Buenos Aires d’où tu gagneras Salto, deux jours plus tard, en empruntant plusieurs lignes secondaires.
— Ne penses-tu pas ces précautions exagérées ? murmura-t-elle, déçue par ce programme qui allait, une fois de plus, les séparer.
L’expression du pilote changea, une aigre irritation brouilla son regard :
— Aucune précaution n’est exagérée lorsqu’on est, comme nous, activement recherchés par les polices des plus grands pays de la planète !
Elle s’empressa d’acquiescer :
— Tu as raison, Kurt, mais j’ai tellement besoin de toi. Ce changement de vie radical m’effraie.
Il sourit :
— Peur ! « L’hyène blonde » !
Elle détestait cette appellation que lui avait donnée les magazines à sensation.
— Je t’en prie !
Il baissa le régime du moteur et passa son bras sur l’épaule de sa compagne.
— Nous sommes allés tellement loin qu’il n’existe plus que deux solutions pour ne pas être abattus dans une rue sombre par un agent d’un quelconque service : nous supprimer ou faire peau neuve. Conviens que la seconde est plus difficile à réussir !
— C’est vrai, admit-elle ; je ferai ce qu’il faudra.
— Quand nous nous serons dilués dans l’univers, qu’on ne parlera plus de nous, nous perdrons peu à peu de l’importance pour la meute internationale qui nous course. Alors, insensiblement, nous reconstituerons une vie normalisée dans ce bout du monde où nous n’intéresserons personne.
— Tu le crois vraiment ?
— Aurais-je mis au point tout ce cirque si je ne l’espérais pas, Astrid ?
Ils s’embrassèrent brièvement. Ensuite elle appuya sa joue contre l’épaule de l’homme. La rive de Stresa devenait à chaque tour d’hélice plus présente. Le lac étincelait au soleil et se constellait d’écailles dont le perpétuel frissonnement finissait par blesser la vue. Ils percevaient de la musique, en provenance d’un palace. Une musique langoureuse de jadis, musique de paquebot évoquant quelque soirée « habillée » sur le pont supérieur.
Elle réfléchissait, tout en respirant l’odeur de son amant : elle, du moins, n’avait pas changé.
— Tu es certain que l’identité de ta mère ne posera pas de problèmes ?
— Impossible. Elle n’était pas ma véritable mère et, depuis vingt-cinq ans, je n’avais avec elle que des contacts téléphoniques très espacés.
— Suppose qu’on retrouve son corps, un jour ?
— On ne le retrouvera pas !
— Où est-il ?
Son expression dure réapparut.
— Depuis quand des gens de notre espèce font-ils ce genre de confidences ?
Elle éprouva une cuisante tristesse en songeant qu’il s’était beaucoup transformé au cours de leur séparation, et pas seulement physiquement. Elle le jugeait plus méfiant qu’auparavant, plus « aiguisé » aussi. Il faisait penser à ces poignards que les bandits du Sud frottent d’ail pour que leurs blessures ne se cicatrisent pas.
— Si je comprends bien, tu ne descendras pas à terre avec moi ?
— Tu sais bien que ce serait de la folie, mon amour ! Nous ne nous arracherons à notre existence précédente qu’en usant de la plus grande prudence.
Elle était morose, mais résignée. Comme la côte se précisait de plus en plus, elle supplia :
— Non. Ralentis, Kurt, ralentis, je t’en supplie.
Il obéit, vaguement irrité par cette exigence. Jamais il ne s’était senti pareillement maître de soi-même, fort de la farouche volonté qui l’animait.
— Eh bien ? fit-il en la voyant sortir de son sac un quart de champagne.
— Tu ne te rappelles pas ? demanda-t-elle d’un air piteux.
— Si, bien sûr.
Chaque fois qu’ils s’attaquaient à une importante « réalisation », ils buvaient une petite bouteille de Mumm à même le goulot. Cette pratique relevait de la communion.
Il fut attendri et décapita le flacon, le lui présenta :
— Commence !
Elle but, mal ; le liquide d’or coula en partie le long de son cou pour se perdre dans son corsage.
— À toi ! Je ne sais plus boire proprement depuis « qu’ils » m’ont trafiqué les lèvres.
Vogel n’eut pas ce problème et vida la bouteille en quelques coups de glotte puissants.
Ensuite, il lança le flacon vide dans le lac et réduisit à l’extrême le ralenti. Il tenait à peine le volant de sa main gauche, gardant la droite posée sur le cou tiède de son amie. Il était heureux. Il racontait le futur. Elle écoutait d’un air recueilli, ne l’interrompant parfois que pour lui poser quelques rapides questions.