Выбрать главу

Le moteur tournait tant bien que mal, laissant derrière eux un nuage d’huile gris foncé.

— Quand partirons-nous ? chuchota-t-elle en caressant son membre à travers le jean blanc.

Il redevint grave et oublia son désir.

— Dans huit jours très exactement, répondit-il. Nous nous retrouverons à Genève : hôtel Intercontinental. Nous aurons deux chambres distinctes, nous ne nous connaîtrons pas. Nous prendrons le lendemain l’avion pour l’Amérique du Sud et voyagerons séparément. Je descendrai à Montevideo. Toi, tu poursuivras le vol jusqu’à Buenos Aires d’où tu gagneras Salto, deux jours plus tard, en empruntant plusieurs lignes secondaires.

— Ne penses-tu pas ces précautions exagérées ? murmura-t-elle, déçue par ce programme qui allait, une fois de plus, les séparer.

L’expression du pilote changea, une aigre irritation brouilla son regard :

— Aucune précaution n’est exagérée lorsqu’on est, comme nous, activement recherchés par les polices des plus grands pays de la planète !

Elle s’empressa d’acquiescer :

— Tu as raison, Kurt, mais j’ai tellement besoin de toi. Ce changement de vie radical m’effraie.

Il sourit :

— Peur ! « L’hyène blonde » !

Elle détestait cette appellation que lui avait donnée les magazines à sensation.

— Je t’en prie !

Il baissa le régime du moteur et passa son bras sur l’épaule de sa compagne.

— Nous sommes allés tellement loin qu’il n’existe plus que deux solutions pour ne pas être abattus dans une rue sombre par un agent d’un quelconque service : nous supprimer ou faire peau neuve. Conviens que la seconde est plus difficile à réussir !

— C’est vrai, admit-elle ; je ferai ce qu’il faudra.

— Quand nous nous serons dilués dans l’univers, qu’on ne parlera plus de nous, nous perdrons peu à peu de l’importance pour la meute internationale qui nous course. Alors, insensiblement, nous reconstituerons une vie normalisée dans ce bout du monde où nous n’intéresserons personne.

— Tu le crois vraiment ?

— Aurais-je mis au point tout ce cirque si je ne l’espérais pas, Astrid ?

Ils s’embrassèrent brièvement. Ensuite elle appuya sa joue contre l’épaule de l’homme. La rive de Stresa devenait à chaque tour d’hélice plus présente. Le lac étincelait au soleil et se constellait d’écailles dont le perpétuel frissonnement finissait par blesser la vue. Ils percevaient de la musique, en provenance d’un palace. Une musique langoureuse de jadis, musique de paquebot évoquant quelque soirée « habillée » sur le pont supérieur.

Elle réfléchissait, tout en respirant l’odeur de son amant : elle, du moins, n’avait pas changé.

— Tu es certain que l’identité de ta mère ne posera pas de problèmes ?

— Impossible. Elle n’était pas ma véritable mère et, depuis vingt-cinq ans, je n’avais avec elle que des contacts téléphoniques très espacés.

— Suppose qu’on retrouve son corps, un jour ?

— On ne le retrouvera pas !

— Où est-il ?

Son expression dure réapparut.

— Depuis quand des gens de notre espèce font-ils ce genre de confidences ?

Elle éprouva une cuisante tristesse en songeant qu’il s’était beaucoup transformé au cours de leur séparation, et pas seulement physiquement. Elle le jugeait plus méfiant qu’auparavant, plus « aiguisé » aussi. Il faisait penser à ces poignards que les bandits du Sud frottent d’ail pour que leurs blessures ne se cicatrisent pas.

— Si je comprends bien, tu ne descendras pas à terre avec moi ?

— Tu sais bien que ce serait de la folie, mon amour ! Nous ne nous arracherons à notre existence précédente qu’en usant de la plus grande prudence.

Elle était morose, mais résignée. Comme la côte se précisait de plus en plus, elle supplia :

— Non. Ralentis, Kurt, ralentis, je t’en supplie.

Il obéit, vaguement irrité par cette exigence. Jamais il ne s’était senti pareillement maître de soi-même, fort de la farouche volonté qui l’animait.

— Eh bien ? fit-il en la voyant sortir de son sac un quart de champagne.

— Tu ne te rappelles pas ? demanda-t-elle d’un air piteux.

— Si, bien sûr.

Chaque fois qu’ils s’attaquaient à une importante « réalisation », ils buvaient une petite bouteille de Mumm à même le goulot. Cette pratique relevait de la communion.

Il fut attendri et décapita le flacon, le lui présenta :

— Commence !

Elle but, mal ; le liquide d’or coula en partie le long de son cou pour se perdre dans son corsage.

— À toi ! Je ne sais plus boire proprement depuis « qu’ils » m’ont trafiqué les lèvres.

Vogel n’eut pas ce problème et vida la bouteille en quelques coups de glotte puissants.

Ensuite, il lança le flacon vide dans le lac et réduisit à l’extrême le ralenti. Il tenait à peine le volant de sa main gauche, gardant la droite posée sur le cou tiède de son amie. Il était heureux. Il racontait le futur. Elle écoutait d’un air recueilli, ne l’interrompant parfois que pour lui poser quelques rapides questions.

Il la débarqua sur un ponton privé, à l’écart de la ville.

— Tu prendras une vedette-taxi pour rentrer, lui dit Kurt.

C’était presque un ordre. Il l’aida à descendre, baisa le creux de sa main et murmura :

— Je t’aime.

Il ne s’aperçut pas qu’elle pleurait.

Avant d’écarter le canot de son accotement, il déclara :

— En arrivant à l’Intercontinental de Genève, tu trouveras une enveloppe contenant tes nouveaux papiers, ton « curriculum » et tout ce que tu devras savoir de ta vie antérieure. Il y aura également un produit peu ragoûtant simulant les plaques rouges et les squames du psoriasis. Ta coquetterie va en souffrir, mais le salut n’a pas de prix.

— J’ai déjà commencé de payer, fit-elle, mélancolique ; ce n’est pas gai de vieillir tellement en quelques jours !

Il appuya sur la manette des gaz.

JUILLET

C’était son premier déplacement avec sa figure refaite. Voyager ainsi lui causait une désagréable impression. Il lui semblait que les gens la regardaient d’un air surpris ; loin de se sentir à l’abri de son nouveau visage, elle croyait qu’il attirait l’attention. Mais il s’agissait là d’une réaction normale, et Astrid savait parfaitement qu’elle se leurrait, en réalité personne ne prenait garde à la femme âgée qu’elle paraissait.

S’être aussi durement vieillie portait atteinte à son moral. Bien qu’elle n’eût jamais cédé à la coquetterie (ses occupations ne l’y incitaient guère), elle trouvait dommage d’avoir accompli un acte si contraire à la féminité. Elle essayait de se consoler, songeant qu’un jour, peut-être proche, elle pourrait faire marche arrière et confier à un maître de la chirurgie esthétique cette pauvre tête malmenée afin qu’il lui rendît un peu de jeunesse.

Elle parvint à Genève au tout début de l’après-midi, au volant de la BMW de location. Effectivement, sa chambre était retenue, par contre elle fut étonnée de ne pas trouver l’enveloppe contenant les différentes pièces annoncées par Kurt. En attendant les nouvelles qu’elle espérait, elle sortit de ses valises sa chemise de nuit ainsi que les vêtements qu’elle comptait mettre le lendemain pour partir.

Comme elle achevait de prendre ces dispositions, on toqua à sa porte. Elle ouvrit à un chasseur qui lui apportait une missive. Astrid reconnut immédiatement l’écriture large et plate de son amant. Elle était d’une saisissante régularité, à croire qu’il s’agissait de caractères d’imprimerie :

Prends ta voiture et viens me rejoindre immédiatement à Evian. Je t’attendrai devant le Casino.