— Oh ! moque-toi pas, San-A., s’insurge Ma Douleur, c’est pas le moment.
Je dois admettre que la situation est critique, en effet. Nous voici perdus dans le gigantesque désert de cailloux du Sin-K’iang, sans moyen de locomotion, sans matériel, sans vivres, sans papiers d’identité. (Ils ont brûlé et avec presque rien sur le dos.) Notre boussole est morte ! Nos couvertures n’existent plus. Nous voici dépouillés jusqu’à l’os. Nous n’avons même plus de poils occultes.
— Quoi t’est-ce qu’on fait ? demande Béru au bout d’un long et silencieux désenchantement.
— On va finir la noye auprès de l’épave de la jeep, ça nous tiendra chaud. Et puis au petit jour on avisera !
Aussitôt dit aussitôt fait. On s’allonge sur les pierres, à quelques mètres du brasier qui lentement agonise.
CHAPITRE CINQ
Vaille que vaille je finis par m’endormir. Il est des moments dans la vie où, saturée d’émotions et de fatigue, celle-ci perd toute réalité. On se fout du lendemain (et des jours suivants). On se contente de plonger au sein de son épuisement, de sa détresse et de s’y blottir comme Job sur un tas de fumelard.
À travers mon sommeil j’ai conscience du froid qui rôde et des décombres calcinés de notre matériel, mais cela m’indiffère. Tout m’indiffère : le Vieux, la Chine, la Base, et même la mort.
Un rire pâmé me réveille. Des gloussements plutôt qu’un véritable rire. C’est le Béru qui les émet. Il se tortille sur les cailloux comme une anguille dans de la friture.
— Arrête ! pouffe-t-il. Arrête, je peux plus !
Je me soulève. Il fait jour. Un soleil rouge comme sur le drapeau japonais monte de l’horizon pelé. Je découvre alors un petit bélier à tête noire couché à nos pieds. Il lèche d’une langue aussi râpeuse que voluptueuse un pied du Gros. Faut vraiment venir au Tibet pour voir ça, les gars ! Je ne pensais pas que ça soit réalisable un tel exploit. Ils sont d’une forte constitution les moutons chinois, ou alors vicieux à bloc ! Le Gravos continue de se trémousser, de glousser, de se pâmer. Il récupère enfin ses targettes et se rechausse, privant ainsi le bélier de sa friandise.
— Oh ! le fripon, halète-t-il en s’apaisant. Tu parles d’un réveil ! Dans mon rêve je croyais que c’était Berthe qui jouait les mutines.
— Je me demande d’où sort cet animal, réfléchis-je en me levant. De jour, le désert est encore plus angoissant qu’à la lumière de la lune. À perte de vue, ce n’est que roches grises et plaques d’herbe galeuse, sauf au Sud où se dresse, formidable, la chaîne du Tibet.
Le mouton pousse un bêlement nostalgique et hume les souliers du Mastar avec obstination. Puis, comprenant qu’on lui a, pour un temps du moins, dérobé ce nectar, il regarde Bérurier de ses grands yeux verdâtres à la pupille rectangulaire.
— Tu trouves pas qu’il ressemble à Pinaud ? demande l’Affreux. Les yeux surtout ! Et puis il a sa voix !
— J’espère en tout cas qu’il est plus comestible que la vieillasse !
— Pourquoi tu dis ça ?
— Parce que j’adore le mouton et que nous n’avons rien à nous mettre sous la dent en dehors de lui. C’est la Providence qui nous l’envoie ; tu devrais le caresser pendant que je vais chercher de quoi lui faire sa fête !
Je m’approche de la jeep calcinée. Rien n’est plus triste qu’un lendemain d’incendie. Tout est noir, défiguré, perdu, hostile. Le feu a réellement tout ravagé. Il a fait perdre aux objets leur destination. Il les a restitués à l’inemployable matière. Les débris sont encore tièdes. Je les écarte avec le pied et je finis par dénicher un couteau de chasse. Le manche de corne a brûlé, mais la lame est restée à peu près intacte.
— On va le saigner avec ça ! dis-je à mon ami.
Lors, Béru lève jusqu’à moi un regard globuleux, lourd de reproches.
— Qui ça « on » ? fait-il.
J’en reste baba.
— Ben, toi, pardine. La boucherie ne serait-elle plus ton violon d’Ingres ?
Il flatte la barbiche du bélier et secoue la tète.
— Compte pas sur moi pour suriner cette bête, San-A. J’aurais pas le courage après sa gentillesse à mon égard.
— Tu n’as donc pas faim ? m’étonné-je.
— Si, reconnaît gravement le naufragé du désert, j’ai faim. Et je boufferais un carré de mouton à moi tout seul si tu veux le savoir, mais pas le carré d’un mouton aussi gentil.
Il regarde l’animal docile et ajoute en lui tapotant les cornes en connaisseur :
— Il est sympa. Être venu en plein désert pour me lécher les salsifis, avoue que c’est délicat comme attention ! T’en trouverais beaucoup des gens qui feraient ça ?
— Je ne le pense pas, conviens-je avec un maximum de sincérité.
— Tu vois !
Il réfléchit un moment et déclare :
— Il vient d’un endroit où qu’il y en a d’autres, fatalement. Ces animaux vivent en troupeau. Suffit donc de le renvoyer dans ses foyers et de lui filer le train pour qu’il nous conduise jusqu’à ses frangins. Alors là, pour le coup, je dis pas que je m’offrirais pas un petit méchoui…
Il pourlèche laborieusement ses lèvres craquelées.
— Non, je dis pas, ajoute-t-il.
Je mets la main sur l’épaule du Gravos.
— Ce que tu es déconcertant, Bonhomme-la-Lune. Tantôt tu commets la plus monstrueuse des bévues, et tantôt tu raisonnes comme un tambour. En effet, c’est ce digne mouton qui va nous guider vers la bectance.
— Le hic, c’est qu’il veut plus me larguer ! déplore Bérurier, flatté néanmoins par cette passion qu’il inspire.
— Je vais lui savater les noix !
Un coup de pompe bien appliqué fait bêler notre gentil compagnon. Il se tourne vers moi et, brusquement, me charge. Je prends son coup de boule en plein baquet. Je culbute dans la poussière, le souffle coupé.
— Allons, allons Cyprien ! morigène le Gros, laisse mon ami.
Mais il n’y a pas plus teigneux que ce mouton Ti bê bê tin. Le v’là qui remet ça avec vigueur.
C’est la présence d’esprit de Béru qui me sauve la mise. Promptement il pose sa godasse gauche, réoffrant son panard non désodorisé aux facultés olfactives et gustatives du mouton. L’animal oublie sa rancœur pour s’abandonner à des délices que je suis loin de pouvoir lui assurer. Tout rentre dans l’ordre.
— Écoute, décide Béru, après s’être payé une nouvelle séance de rifouille chatouilleuse, il me vient une idée…
— Encore ! m’émerveillé-je.
— Yes, monsieur. Cyprien n’a pas traversé le désert pour venir me grumer les arpions. Donc son cantonnement ne doit pas être éloigné.
— En effet.
— Pour le moment, il est tellement envapé par mes pinceaux que si je mets en marche il me suivra…
— Les yeux fermés, renchéris-je.
— Ce qu’il faut, c’est attendre qu’il ait les crocs. À ce moment-là, il retournera d’où il vient et on n’aura qu’à le suivre, yes ou non ?
— En effet, j’espère toutefois qu’il n’a pas une autonomie de plusieurs jours.
— Tu le prends pour un chameau !
Nous nous asseyons en tailleur. Le soleil prend de l’altitude et se met à nous cogner sur la cocarde. Avec des lambeaux de nos bardes nous nous confectionnons de sommaires couvre-buts et nous attendons.
— Si au moins ce mouton était une brebis on pourrait la traire, regrette le Gros. Mais avec cette paire de cornes en coquille d’escargot c’est même pas la peine de lui explorer le sous-sol !