Le quartz des roches scintille dans la dure lumière. La poussière devient plus blanche, le ciel plus bleu, plus aveuglant.
— Quand tu me racontais que la Chine est le patelin le plus peuplé du monde, j’ai idée que tu me chambrais un peu, murmure Béru en contemplant la désespérante solitude ambiante.
« À part Cyprien et les loups de cette nuit on n’a pas rencontré grand monde, reconnais !
Sa réflexion déclenche mon petit mécanisme intérieur. C’est tout de même bizarre de trouver au même endroit des loups affamés et des moutons perdus, vous ne pensez pas, mes petites chéries, vous qui avez de la jugeote, plein les tiroirs de vos slips ? Y a que dans les fables de La Fontaine qu’on trouve les loups et les agneaux réunis. Ce bélier n’a pas pu parcourir des dizaines de kilomètres dans une région désertique infestée de loups. Or j’ai beau regarder autour de moi, en me grimpant sur les épaules pour y voir plus loin, je n’aperçois que des roches, des roches et encore des roches. Alors ?
Cyprien (puisque ainsi il a été spontanément baptisé par Béru) demeure immobile sur ses quatre pattes (ça n’est pas un mouton à cinq pattes, il est resté simple). Son regard est à la fois morne et sardonique. Il fixe le Gros d’une façon gênante, avec parfois un léger frémissement d’oreilles.
Du temps passe. J’ai chaud. Je suis abasourdi comme l’été sur une plage, à l’heure de la sieste. Je songe à l’incohérence de tout cela. La folle mission, le parachutage mouvementé, les loups, la jeep en flammes et nous deux presque nus avec notre mouton dans le désert de Sin-K’iang ! C’est du pas banal, hein ? Ah ! je sens que je n’ai pas fini de vous étonner. Avec San-A., faut vous attendre à tout, mes trésors. Bien se laisser aller surtout. Si trop cartésiens s’abstenir !
Le mouton se met à bêler sombrement, un grand coup pareil à un rot. Notre immobilisme le déconcerte. Il nous désapprouve à bloc, Cyprien. Il commence par nous prendre pour deux panosses et il se demande s’il va longtemps encore rester en ménage avec le Gros.
Ça lui paraît nettement effarant deux glandochards comme nous. Dans sa petite cervelle de mouton (meunière de préférence) il remue des choses pas gentilles à notre endroit, et même à notre envers. Il rumine des maléfices, le bélier chinois. Il remue la tête aussi, avec l’air de se demander ce qui lui a pris de lier son destin au nôtre. Et puis brusquement, après avoir gratouillé le sol du bout du pied, le v’là qui s’éloigne de nous, la tête basse, le bout de queue en lacet effiloché. Ses cornes roulées lui font un casque de téléphoniste. Il se retourne une fois, tenté par les effluves béruréens, semblant se demander s’il va pas s’offrir une dernière séance de lèche-nougats avant de gerber ; mais non, il est écœuré, Cyprien.
— En route ! décide le Gros.
Je suis perplexe, ce qui, à tout prendre vaut mieux que d’être poitrinaire. En effet, au lieu de se diriger en direction du Tibet, le mouton pique droit sur l’immensité désertique.
Là où il va, ça m’étonnerait qu’on trouve de la végétation avant un bon millier de kilomètres. Et nous, Panurge en diable, v’là qu’on lui file le train, docilement, à cette bestiole. C’est le monde renversé, non ? (Les hommes derrière les moutons.) Image allégorique, les gars ! Le peuple souverain s’avance derrière le bélier, kif kif la nouba des ci-devant tirailleurs marocains.
On devient ovins, le Gros et moi. On adopte la démarche pantelante du mouton, son dodelinement de tête. On trébuche comme sa pomme sur les gadins. On bêle presque.
De temps en temps je me retourne pour mesurer le chemin parcouru. Notre seul repère est constitué par l’épave de la jeep. Ça devient un tas noirâtre qui s’amenuise. La chaleur forme une buée tremblante qui frémit au ras du sol. Le soleil bouffe tout et comble l’univers.
Au bout d’un certain temps la jeep a disparu. On marche en chancelant. On a la bouche en feu, la peau qui nous brûle… Parfois, Cyprien pousse un petit bêlement funèbre. Il ne fait plus bê, mais bheû, et puis bhàaa. Néanmoins, il continue d’aller dans le désert farouche.
— Et si il se foutait le doigt dans l’œil, ce c…-là ? hypothèse Béru.
— Je commence à croire que son sens de l’orientation est en défaut, soupiré-je en m’essuyant le front d’un revers de bras. On est un peu léger de se confier à un mouton.
Béru refoule nos doutes d’un puissant branlement de tronche.
— Je persiste à croire qu’il nous mène au bon endroit, affirme-t-il. Vise-le, il marche comme un qui saurait où qu’il va. Non, crois-moi, San-A., y a des instants où les plus vastes intelligences doivent s’en remettre à l’instinct animal.
— Te compterais-tu parmi les vastes intelligences, Gros ?
Il ne répond pas et marche. Devant nous, comme derrière nous, à perte de vue c’est la solitude, le soleil, le sol lunaire.
J’ai le regret qui me point. J’évoque des images… Saint-Germain-des-Prés, ses terrasses de cafés pleins d’étudiants et de demis de bière sans faux col. Je vois la place de Fürstenberg, là devant moi… Avec ses arbres, ses lampadaires, toute sa fraîcheur et son romantisme. La plus belle place du monde, si peu connue pourtant. Oui, Fürstenberg c’est quelque chose. Ses immeubles gris, ventrus, son silence…
Le bide du Gros fait des glouglous sévères, de plus en plus caverneux. On dirait qu’on joue à la pétanque dans les catacombes.
— Je m’épuise à vue d’œil, murmure-t-il en s’arrêtant. Qu’est-ce que tu dirais d’un coup de Muscadet bien frappé, San-A. ?
— Si c’est ta tournée je suis d’accord.
Cyprien, troublé par notre halte, s’arrête également et nous défrime de son œil sévère. Il dit que nous sommes deux « bê bê » et redémarre.
— Je crois bien que je vais passer à travers l’outre de ma sympathie pour lui, affirme le Gros, fasciné par la croupe de l’ovin plus qu’il ne le serait par celle d’une strip-teaseuse. T’as gardé le couteau, j’espère ?
— Je !
— Bravo. Je lui donne encore une heure de battement à ce bon bélier et ensuite, que veux-tu, j’y fais sa joie de vivre. Ça l’apprendra à nous trimbaler au diable du veau vert !
Il repart et déclare :
— Je me paierais bien une bonne rasade de sang chaud pour me reconstituer les vitamines !
Nous poursuivons notre route pendant une bonne heure. La chaleur est telle que nous devons perdre cent grammes à chaque pas. Le délai accordé au mouton étant expiré, Béru décide que notre guide à quatre pattes va faire de même.
— Cette fois, décide-t-il, on lui a accordé le maximum. Passe-moi le ya.
Je lui tends le couteau. Béru tâte la lame d’un pouce expert, hoche la tête et se met à l’affûter sur une pierre. Il tente de cracher sur la meule improvisée, mais sa salive cotonneuse ne vient pas.
Cyprien a-t-il compris quel sombre attentat se trame ? Probablement ! Toujours est-il que, retrouvant un regain d’énergie, il se met à déguerpir ventre à terre.
On lui fait un brin de courette, en vain !
Béru a beau se déchausser et agiter les radis, lancer des « petit-petit, viens faire la bise au tonton Béru », sur un ton engageant de papa-gâteau, l’animal redouble de vitesse. Au bout de quelques centaines de mètres nous lâchons prise.
— Voilà le déjeuner parti, dis-je lugubrement, si tu m’avais écouté ce matin, au lieu de jouer les amis-des-bêtes, on aurait l’estomac colmaté.
Il ne répond rien et me rend le couteau.
— Si jamais on trouve un bureau de poste, dit-il, je télégraphie ma démission au Vieux et on rentre. J’en ai ma claque de ce patelin.
Je lui chope le bras.
— Regarde !
— Quoi t’est-ce que ?