Je risque un dernier coup de saveur avant de me recroqueviller dans mon abri. Nous avons nos chances. Selon mon estimation, les autoroutiers vont passer à quelques mètres de nous.
J’attends, haletant. Formidable, la machine à transformer les cartes Michelin arrive. Je ferme les yeux. Le sol tremble, fume, s’écartèle, se disloque. Tout bouge, tout chancelle, tout vacille, tout oscille. Une bouleversante pelleteuse, haute comme un immeuble de trois étages, plante ses horribles dents d’acier dans la terre. Chaque fois, elle en traite vingt mètres cubes au moins. Ses roues sont aussi grandes que la grande roue de Vienne. L’engin n’est qu’à trois mètres de moi. C’est une falaise de caoutchouc, et de métal qui me surplombe. Tout au faîte du gargantuesque outil, dans une guérite vitrée, un petit bonhomme, au nez chaussé de lunettes noires, pilote le monstre. Ça y est, il est passé. Je risque un œil entre deux pierres et mon sang se glace malgré la chaleur. Si j’ai été épargné, il n’en va pas de même pour Béru. L’abri où il se trouvait a disparu. Une terrible excavation lui a fait place. Je lève les yeux et qu’aperçois-je, entre deux dents de la pelleteuse ? Oui, vous l’avez deviné malgré votre insuffisance mentale : le Gros !
Il gesticule, à vingt mètres du sol. Si le pilote ne le voit pas et ne stoppe pas sa pelleteuse, dans deux secondes il aura disparu, broyé, concassé, aggloméré avec la terre chinoise. Il sera pétri, émietté, goudronné, Béru. Il deviendra un petit bout de route et sa tombe mesurera plusieurs milliers de kilomètres !
Mais fort heureusement le pelleteur l’aperçoit. Il bloque son engin et lance un coup de sirène. Aussitôt le cortège se fige. Chacun s’arrête en plein geste. Un extraordinaire silence retentit. On dirait d’une gigantesque fresque : l’autoroute découvrant Bérurier. Il est le gros point de mire de vingt-quatre à trente mille paires d’yeux (je n’ai toujours pas le temps de compter).
Le chef de chantier, celui qui se trouve dans la bagnole au drapeau ouvrant l’autoroute, saute de son véhicule et s’approche de la pelleteuse.
— Kétu-foû lao grang kong, s’écrie-t-il, soit à l’adresse de Béru, soit en poste restante.
Puis il porte un sifflet en bambou refendu avec moulinet à tambour à ses lèvres et émet quelques sons stridents. Aussitôt, le pelleteur dépellette et abaisse le bras engloutisseur de sa machine. Bérurier saute à terre et s’époussette.
— Un peu plus, fait-il, vous alliez me balayer comme un vieux colombin ! Vous devriez faire attention où c’est que vous autoroutez, les gars ! Soit dit sans vous vexer, y a de la place ailleurs !
Le chef de chantier lance un ordre bref. Aussitôt, quatre soldats habillés en militaires, s’avancent. Car, je vous le répète, la caravane est pourvue de toutes les commodités, puisqu’elle comporte des salles de douche, des chiottes, des ambulances et des forces armées.
En moins de temps qu’il n’en faut à un de mes lecteurs pour mesurer l’étendue de mon esprit, Béru est ligoté comme l’un de ces saucissons qu’il affectionne.
Il vitupère, mais personne n’en a cure. Il est littéralement porté à un camion cellulaire (toujours ce raffinement dans le confort que je vous causais). On l’y jette, on l’y verrouille. Nouveau coup de sifflet ! Le chef de chantier retourne à son véhicule. Et v’là les autoroutiers brothers qui remettent ça. L’immense, le colossal ruban continue de se dérouler. L’inaugurateur, qui a profité de cette brève halte pour se faire masser le poignet, coupe avec une ardeur accrue. Le cortège s’éloigne en grondant, forant, criant, pétaradant, concassant, malaxant, goudronnant, inaugurant. Je demeure seul sous mon tas de pierres.
Sans Béru, sans mouton. Sans espoir.
Tout seul !
CHAPITRE SIX
Seul, d’accord.
Mais pas perdu.
Car il vient de se produire, un élément nouveau, et d’importance : désormais je ne suis plus perdu puisque je me trouve au bord d’une autoroute.
Cette voie triomphale, elle n’est pas encore arrivée à destination, certes, néanmoins elle est partie de quelque part et, bien que non terminée, déjà elle conduit à ce quelque part. Vous pigez ? Seulement, dans l’immédiat je n’ai qu’un objectif, ou plutôt j’en ai deux : trouver de quoi boire et m’occuper de Bérurier. Qu’est-ce qu’ils vont lui faire à mon Gros, les tisseurs de routes ? Ils n’ont même pas essayé de savoir qui il était ni d’où il venait. Le boulot avant tout ! Sans doute l’entreprendront-ils au moment du bivouac ? Je gamberge un moment sur la conduite à tenir. Je suis plongé dans l’indécision jusqu’au tirlahuche à pendeloques. Que faire ? Que tenter ? Qu’espérer ? Si au moins on avait boulotté ce fichu mouton, ce matin, j’aurais des forces maintenant. L’animal a dû s’échapper de son camion pendant la halte de la nuit.
Il est parti à l’aventure, a aperçu le foyer d’incendie et s’est dirigé vers nous. C’est lui qui, déçu par notre dénuement, nous a guidés jusqu’au chantier mobile. Il a préféré retrouver ses camarades promis à l’égorgement plutôt que de périr de soif et de faim au milieu du désert… Il a bien fait, dans le fond. Les hommes aussi ont tendance à se grouper pour crever. Ils espèrent ainsi ne pas mourir seuls ! Berlues ! Berlues !
J’en suis là de mes méditations et de mon amertume, lorsque j’entends un ronflement. Un coup d’œil sur ma gauche, c’est-à-dire dans la direction d’où arrive l’autoroute, me fait découvrir un camion blanc. Il est beau comme une laiterie repeinte.
Ses flancs sont vitrés à partir d’une certaine hauteur avec des verres dépolis. De toute évidence, il va rejoindre dare-dare les cantonniers. C’est le premier véhicule à utiliser la nouvelle autoroute. Il fonce.
Je m’interromps un tout petit morceau d’instinct pour vous poser une question, bande de ceci et cela. Avez-vous entendu parler de San-Antonio ? Si oui, vous devez savoir qu’il est l’homme des situations désespérées et des décisions fulgurantes.
Accroupi derrière mon tas de cailloux, j’assure dans ma main la lame de couteau et j’attends. Le camion parvient à ma hauteur. J’attends que l’avant m’ait dépassé, et puis je joue mon va-tout ! Flluittt ! V’lan ! Pecchhht !
Projeté avec une maestria tellement incomparable qu’il est rigoureusement inutile de se ramollir la matière grise pour essayer de trouver un point de comparaison, la lame va se piquer dans le boudin de la roue arrière droite. Ça fait « Pecchhht ! », puis « Baôum ! ». Le pneu éclate et se met à faire la grimace. On dirait la bouche d’un directeur-président général qui vient de poser son dentier dans un verre d’eau. Le camion tortille un peu du prose, puis s’arrête.
Le conducteur ouvre sa portière et saute de la cabine. Il constate le désastre, trouve le couteau et, d’instinct, regarde autour de lui. Mais le San-A. bien aimé est déjà à plat bide dans la poussière derrière ses cailloux. La double porte arrière du véhicule s’ouvre et un type vêtu de blanc passe la tête à l’extérieur. Je pige alors que le camion est une infirmerie ambulante. Le docteur demande des explications au chauffeur. Ce dernier explique, en ponctuant de gestes vifs, qu’il a éclaté à la suite de la mauvaise rencontre que son pneu vient de faire. Il désigne l’horizon où s’élève le blanc nuage des autoroutiers et, en chinois et en gesticulant, fustige la négligence du cantonnier qui a perdu ce couteau au beau milieu de l’autoroute qu’il vient de faire.
— Cé pas tou ça fô kon chang la rou ! crie-t-il au camarade médecin.
Je ne comprends pas le chinois, mais j’ai l’impression (la situation aidant) qu’il manifeste l’intention de remplacer le pneu crevé par un autre en bon état. Il retourne à l’avant du camion, déverrouille un trappon placé sous la porte de sa cabine et essaie de dégager sa roue de secours. C’est duraille. Il s’évertue. Puis, impatienté, il hèle le toubib. Sans rechigner, l’homme en blanc (il s’appelle Sou Bî Ran) se porte à la hauteur de son camarade chauffeur.