Quand on connaît San-Antonio, le seul, le vrai, l’unique, on devine sa réaction en pareil cas. Rappelez-vous que c’est un drôle de téméraire, ce gars-là. Un type dans le genre de machin, mais en moins grand et en plus marrant. Je rampe jusqu’à l’autoroute. Les deux hommes, fort occupés à dégager la roue de secours, ne s’aperçoivent de rien. Parvenu à l’arrière du camion, je me redresse et me jette à l’intérieur en priant Dieu et son brain trust pour qu’il n’y ait pas de personnel hospitalier dans les parages.
Nobody, comme disent les Américains, lorsqu’ils parlent un peu l’anglais. Il s’agit bel et bien d’une infirmerie. Il y a là une table d’auscultation, un appareil de radio, et puis des casiers, des tiroirs, des bacs, bref tout le matériel qu’on peut souhaiter dans ce genre d’endroit.
Je ne perds pas un poil de seconde et je vais m’embusquer derrière le paravent sur mesure que constitue l’écran de la radiographie. Maintenant, il convient d’attendre sans bruit la suite des événements. Je me sens mieux, car le fourgon est climatisé. Cette fraîcheur apaise un peu ma soif dévorante. Je louche sur des tas de flacons en espérant que le contenu de certains d’entre eux au moins sera comestible. J’entends les deux gars qui placent le cric en bavassant.
Je m’empare d’un flacon à long goulot ayant un peu la forme d’une batte de base-ball. C’est contondant et facile à mouliner. Bon, j’suis paré. Au bout d’un moment, la roue est changée ; le médecin radine et referme sa porte. Il s’assied devant la table d’auscultation sur laquelle est posé un journal satirique chinois (« Le Canard laqué enchaîné ») et se met à lire. C’est un type assez grand, le toubib, avec une casquette en toile blanche. Il porte des lunettes à verres teintés. J’attends que nous soyons repartis pour être sûr que le chauffeur n’interviendra pas. À ce moment-là, je sors de ma cachette et je m’avance vers le médecin. Il devine ma présence et se retourne. Je n’attends pas. Vlan ! Il prend le flacon sur la coquille. Sa casquette blanche valdingue d’un côté et lui de l’autre. Vous parlez d’un soporifique ! Je me demande si dans les urgences il réussit des anesthésies aussi impeccables ? Sans perdre de temps, je lui file une serviette éponge sur le museau en guise de bâillon, puis je l’attache serré avec des sangles trouvées sur place.
Ouf ! la situation s’améliore un tantinet à ce qu’on dirait. Cela dit je boirais bien un petit coup de remontant. Hélas ! les étiquettes des bouteilles sont rédigées en chinetoque et je dois me montrer circonspect. Enfin, je déniche une bouteille d’alcool. L’odeur, c’est une forme d’esperanto. Deux grandes lampées et me voilà redevenu plus superman que jamais. Je me paie même le luxe d’être euphorique. Par quel bout vais-je choper mon problème maintenant ? Ça reste encore à définir. Je traîne le brave docteur derrière l’appareil radio, mais je ne prends pas le temps de le radioscoper pour voir s’il a des charançons dans les éponges. Je fais du San-Antonio des grands jours, les gars. L’action, c’est l’homme plus encore que le style. Dans une armoire de fer, je trouve un pantalon blanc et une blouse à ma taille. Je me file de la teinture d’iode sur la frime et les pognes, ensuite de quoi je ramasse la gâpette de ma victime ainsi que ses lunettes. Je vous mentirais en affirmant que je suis devenu le sosie de Chou En-Lai, pourtant en courant vite dans un couloir du métro aux heures d’affluence, l’illusion serait possible. Bien sûr, tout cela est insensé. Bien sûr, ça ne me mène à rien, mais ce qui compte dans l’existence, c’est d’agir.
La terre elle-même est en mouvement ; celui qui s’arrête se minéralise. Combien de fois déjà, au cours de ma prestigieuse carrière, ai-je agi avec le sentiment que cela était inutile, dérisoire, ridicule, et combien de fois l’événement m’a-t-il donné raison ? Des dizaines, des centaines ? Je ne sais plus. Dans ces cas-là, je n’ai pas assez de recul pour juger mes actes. Je suis pris dans un mouvement, je baigne dans un état second !
Je sens que le camion ralentit. Le grondement du chantier me parvient, s’amplifie… On adopte un train régulier, à vitesse réduite. J’entrouvre la lourde et je constate que nous avons recollé au peloton (d’autoroute). Nous voici dans le cortège, mes poulettes. On avance en même temps que les travaux. Ça me réconforte de savoir le Béru tout proche. On a beau dire, mais la distance contribue à l’éloignement, comme disait le grand philosophe chinois Lâ Pâ Lis.
Ils doivent bien faire des haltes, ces autoroutiers, sacrebleu ! À moins qu’ils ne travaillent par équipe. Sous toutes les latitudes, la bouffe, c’est sacré, non ? L’heure du combustible, qu’on soye en Gaule, en Chine ou chez Plumeau, elle régit le temps. Qu’on briffe du caviar, du foie gras ou du riz à l’eau, la pause bouftance est inévitable. Il réclame, Prosper. Faut le calorifuger au moins deux fois par jour, sinon la boyasse fait des nœuds.
Effectivement, au bout d’un certain temps, la sirène retentit par trois fois et nous stoppons. Vite je m’installe à la table de travail et je me mets à manipuler des éprouvettes et des flacons avec un petit air joliotcuresque qui m’impressionne moi-même.
La porte du camion s’entrouvre, mais je ne me retourne pas.
— Kang tsé ktu vieng bou fé ? demande le chauffeur.
Naturellement, le sens de sa question m’échappe, j’élude en adressant par-dessus mon épaule un geste impatienté. L’autre n’insiste pas et s’éloigne.
Je m’offre une nouvelle gorgée d’alcool. Le grand moment est arrivé. Je suis à pied d’œuvre. Au sein de la cohorte. Autour de moi, partout, ça grouille, ça rigole, ça s’interpelle. Je m’approche de la porte. Les voitures sont stationnées sur les parkings qu’elles viennent d’aménager.
Les ouvriers commencent à faire la queue devant les popotes roulantes pour toucher leur cuillerée à café de riz cuit. Ils chahutent, ils causent de la mousson et du beau temps. Ils ont fabriqué trois cents kilomètres d’autoroute dans la matinée et ils sont bien contents d’eux.
J’ai un tressaillement. Deux soldats passent, encadrant Béru dont ils ont désentravé les jambes. Du coup, je sors de mon laboratoire roulant et je leur file le train. C’est hardi, mais personne ne me prête attention. On conduit le Gros jusqu’à un bureau-ministre dressé en plein air, derrière lequel se tient un personnage compassé, dont les yeux bridés ressemblent à deux cicatrices. On fait asseoir Béru en face de lui. L’homme lui adresse la parole. En chinetoque, naturellement. Le Gravos répond en français.
Embusqué entre deux camions, je peux suivre les explications bérurières.
— Je suis Suisse, mon bon M’sieur. Alpiniste de mon état, c’est moi que j’ai gravi le premier la face Nord du grand rocher de Fontainebleau. Je faisais partie d’une expédition qui s’est paumée. Mes camarades sont morts de froid biscotte ils avaient oublié leur Rasurel, moi j’ai survivu parce que ma maman m’a fait prendre de l’huile de foie de morue tous les matins…
L’autre frappe du poing. Il ne pige pas. Alors Bérurier se dresse à demi.
— Vous permettez que je vous fasse un dessin, dit-il en s’emparant d’un pinceau et en le trempant dans l’encre de Chine.
Le voilà qui trace des signes sur un rouleau de parchemin.
Il assortit son graphique d’un commentaire inutile pour son interlocuteur, mais qui l’aide à schématiser.