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Bientôt le véhicule prend de la vitesse. Lang Fou Ré est aussi soucieux que nous d’effacer les kilomètres car il champignonne à mort.

— On doit être les premiers à rouler sur cette autoroute dans ce sens-là, dis-je.

— Ça nous fait une belle quille ! grommelle le Gros.

— T’as pas l’air joyce, Béru, reproché-je. Tu pourrais me dire merci au moins !

— Je t’aurais dit merci de meilleur cœur si t’aurais attendu que j’eusse bouffé pour me délivrer, j’ai les crochets, moi !

J’ouvre la porte de l’armoire de fer où l’on serre les vêtements de travail.

— Enfile une blouse et une bâche à la taille ! ordonné-je. Que tu aies au moins l’air d’un infirmier !

Il obéit. Comme toutes les âmes simples, il a le goût du travesti, Béru. C’est un bon client pour mardi gras.

À peine vient-il de se loquer qu’on entend hululer des sirènes.

— Nom d’un Bouddha, gronde l’Hénorme, on va être fait aux pattes !

Le système acoustique reliant la cabine du camion au bloc hospitalier retentit. La voix calme de Lang Fou Ré s’élève.

— Deux motards de la police arrivent à notre rencontre ! avertit-il.

— De deux choses l’une, fais-je, ou bien l’alarme a été donnée et alors on n’y peut rien, ou bien ils procèdent à un simple contrôle et alors tu leur sors l’historiette convenue.

Les sirènes se taisent, le camion ralentit.

— Ils font signe de stopper ! prévient encore Lang Fou Ré.

— Tu crois qu’on les a alertés par radio ? chuchote le Gros.

Je mets ma main sur mes lèvres. D’un geste je l’entraîne vers l’appareil-radio où gît toujours le titulaire du poste.

Il a repris connaissance et roule des gobilles hostiles.

Je le chope par les épaules et fais signe à Béru de le cramponner par les pinceaux. Le mouton pousse un cri de détresse. Le connard ! Nous déposons le toubib sur la table d’auscultation. J’entends cogner mon cœur à toute allure. Il me semble qu’un gros poing impatienté tambourine à une porte. Je saisis un flacon d’éther que j’ai repéré tout à l’heure en cherchant de l’alcool. J’en verse dans un masque de caoutchouc que j’applique sur le naze de notre patient improvisé. Il gigote un brin et s’immobilise.

— Attention, chuchote la voix de Lang Fou Ré, ils contournent le camion pour voir si ce que je leur ai dit est exact.

Donc l’alarme n’a pas été donnée et il s’agit d’une simple vérification de routine.

J’attrape deux masques de gaze et j’en jette un à Béru. Je mets l’autre… Ça y est, on frappe !

Je fais signe au Gros de délier le toubib. Il saisit un scalpel et coupe les liens. J’ouvre la lourde. Deux motards chinois sont là, assez terribles sous leur casque. Ils dardent sur l’intérieur du camion des yeux inquisiteurs. Ils vont me parler. Alors, d’un geste péremptoire, je leur fais signe de se taire. Ils s’abstiennent. Enhardi, je leur fais un nouveau signe pour leur indiquer qu’ils peuvent aller se faire considérer chez les Hellènes ; mais alors ils ne m’obéissent pas du tout. Au contraire, l’un d’eux entre délibérément et s’approche de la table d’opération.

Béru, sans se troubler se met à jouer les grands patrons.

Il retrousse la liquette du toubib endormi pour lui dévoiler la brioche. Il frotte la partie dénudée à l’éther. Il frotte la lame du scalpel sur sa manche afin de la débarrasser de ses impuretés. Des gouttes de sueur perlent à ses tempes. Il doit agir. Il sent que de son comportement dépendra la suite des événements. Alors il n’hésite plus et enfonce la lame du scalpel dans le bide du médecin. Le sang gicle. Il me fait un signe. Je m’empresse avec du coton. Je réitère mon geste furax au flic pour lui dire de les mettre, mais ça le passionne cette opération volante. Il se croit dans une émission de Lalou, le poulet laqué ! Il mate à pleins z’yeux. Ça l’allèche ! Il veut pas gerber, il invite d’un signe de tronche son pote à approcher. Le pauvre Béru se met à sucrer salement.

C’est la première fois qu’il opère quelqu’un de l’appendicite. Fatalement ça le timoré. Il est tout timide, tout humide. Mais vaillant, toujours ! Béru c’est le courage incarné, je me plais à le répéter. Il va jusqu’au bout de tout. D’un geste qui pourrait passer pour expert, il fend la brioche du médecin. Il se penche sur la plaie sanglante, trifouille dedans avec ses doigts sales, extirpe de la tripaille, hésite, me consulte du regard par-dessus son masque de gaze. J’ai vu des pièces d’anatomie. Je me repère. Je crois reconnaître l’appendice. Discrètement je le désigne au Gros qui, délibérément, le sectionne. Il fait un nœud avec le reste, bien serré. Maintenant s’agit de recoudre. Je déniche une grosse aiguille courbe, du fil spécial. Je tends l’aiguillée à m’sieur le chef de clinique. Je me retiens pour pas aller au refile. Plus besoin de teinture d’iode, je dois vraiment avoir un teint de chinetoque. Et la Grosse pomme aussi ; lui c’est carrément sur le vert-pas-mûr qu’il s’oriente. Il serre ses chicots et plante l’aiguille dans la viande de l’autre. Il recoud serré, avec application. On cloque un morceau de sparadrap sur le ravaudage et c’est scié.

Le motocycliste nous dit quelque chose en chinois.

Je me contente d’acquiescer. Alors il disparaît avec son pote, la lourde se referme. Béru et moi on s’effondre sur une banquette. On se prend un moment pour récupérer. Je lui passe le flacon d’alcool. Pour une fois il l’a bien mérité. Il chopine un grand coup, moi de même, on se regarde, et alors c’est plus fort que nous : on rigole.

— Je pense à la frime de ce gars, quand il se réveillera sans appendice, fait Béru. Non mais t’as vu comment que je m’en ai bien tiré ?

— Le professeur Hamburger ne fait pas mieux, admets-je. Tu pourras mettre sur tes cartes, ex-interne des hôpitaux roulants du Sin-K’iang.

Le camion repart. Je décroche le tubophone acoustique.

— Quelles sont les nouvelles, mon petit gars ? demandé-je à Lang Fou Ré !

— Ils nous escortent jusqu’au prochain hôpital, dit le conducteur d’un ton rageur.

— C’est loin ?

— Une centaine de kilomètres.

— Pourquoi nous accompagnent-ils, la circulation n’est pourtant pas gênante !

— Faut croire qu’ils ont envie de retourner en ville et qu’ils ont sauté sur ce prétexte.

On roule une bonne heure à pleine allure. Le mouton bêle à perdre sa laine. Pour le calmer, Béru lui fait lécher ses targettes. Avouez que la situation est d’une grande cocasserie, non ? Arriver en Chine pour enlever l’appendice d’un médecin chinois qui ne demandait rien à personne, c’est de l’inédit ça, les Mecs ! Venez pas me dire que vous avez déjà lu ça quelque part ou je vous glaviote à la frite !

De temps en temps je palpe le pouls du patient. Le plus fort c’est que ça n’a pas l’air de mal se passer.

Il cogne un peu vite mais régulièrement. Sa respiration aussi est à peu près normale. Dans un sens ça n’est pas mal qu’on nous drive à l’hosto. De vrais toubibs pourront se pencher sur lui et finir de le réparer. M’est avis qu’une petite dose d’antibiotiques lui ferait pas de mal. Je lui en administrerais volontiers si je savais lire les étiquettes des ampoules rangées dans les tiroirs, mais j’ai peur de faire une bêtise.