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« Il n’y a eu qu’un Bérurier dans l’histoire humaine, il ne saurait y en avoir d’autres. Ou alors des ersatz, des succédanés, de la copie non conforme, de la décalcomanie, des Béru de plomb ! »

Tout de même, malgré la peine qui me broie, je veux demander comment c’est arrivé ce grand malheur ; ce qui lui est arrivé à Béru. Un homme en pleine santé, un roc dans la force de l’âge… Mourir brutalement (Je ne suis resté absent que quatre jours.), c’est pas concevable !

Juste au moment où je me rassemble l’énergie d’une question, une voix s’élève, à l’autre bout de la pièce :

— Que cela nous empêche tout de même pas d’écluser un gorgeon en bectant un bout de sauciflard, les gars !

Je me pétrifie, me solidifie, me minéralisé, me marmore. Cette voix, j’en suis certain, c’est celle du Gros. Un enregistrement ?

Je veux savoir, mais Berthy, qui vient de m’apercevoir, me bondit sur le poiluchard comme une avalanche. Je suis prisonnier de ses jambons et de son mufle avide. Elle me comprime, m’opprime, m’oppresse, me compresse et se déprime sur moi. Ses bajoues me recouvrent. Ses larmes me poissent. Sa bouche me ventouse. Elle va me broyer, la frénétique, me déguiser en pâte et me croquer de son gosier boatien. Je vais disparaître en elle à jamais, absorbé comme en des sables mouvants.

— Vous, vous ! bave-t-elle. Comme c’est gentil d’être accouru ! J’ai tellement besoin d’un soutien !

Ça fait des années qu’elle me convoite, la redoutable ogresse, des années qu’elle rate pas une occase de me sauter au cou. Je veux la refouler, c’est pas possible. Elle me jugule et m’obstrue. Je veux parler, elle me bouffe les questions dans la bouche ! Je veux opérer ma reddition, lever les bras, faire camarade, impossible ! Je suis pris dans cette tornade vivante. On n’allume pas sa cigarette au cœur d’un cyclone. Me voilà devenu fétu, redevenu fœtus.

Je tombe à pic, je coule à pic, je sombre, sombre héros sans sombrero ! Mais la voix de la délivrance claironne :

— Bouffe-le pas tout cru, Berthy, y peut encore faire de l’usage.

À nouveau, la voix de Béru ! Mes trompes d’Eustache s’amuseraient-elles à m’abuser ? Mes sens perturbés par la douleur ne me joueraient-ils pas un vilain tour ?

L’étreinte de Berthe se relâche. Tout meurtri, tout fripé, tout ruisselant, je regarde et que vois-je ? Assis dans un fauteuil Voltaire, Béru Ier, bien en chair, bien en os, bien en graisse, bien portant ! Un Béru grave, mais cordial, entier à ne plus en pouvoir.

Je reste planté devant sa grassouillette majesté, les bras ballants, la cervelle brinquebalante.

— Merci d’être venu, San-A., murmure l’enflure, ça me touche beaucoup tu sais !

Il sort de sa poche un mouchoir vaste, gris, troué, maculé, souillé et, pour tout dire, béruréen, et s’en tamponne l’émotion avec des gestes-grand-siècle.

— Je serais pas clamsé tranquille si je t’aurais pas revu au paravent, affirme mon valeureux ami.

Je m’abats à ses côtés sur une chaise de cuisine venue dans la salle à manger en voisin et en renfort.

— Qu’est-ce que c’est que cette mascarade, Béru ?

Il hoche sa bouille pâlotte.

— C’est pas une mascarade, mec. Je suis t’en train de vivre mes zultimes heures.

En un minimum de temps, je suppute quel mal peut l’emporter aussi rapidement. Il n’a l’air ni phtisique ni cardiaque, le Gros. Va-t-on lui greffer un nouveau rein ? Et, quand bien même, je ne verrais pas dans cette opération la justification de la cérémonie barbare à laquelle j’assiste.

— Si tu m’éclairais la loupiote, un peu, au lieu de me laisser mijoter dans une forêt de points d’interrogation ?

— Isolons-nous, fait-il, vu que c’t’un secret d’État…

Il ajoute en me prenant le bras.

— … Mais j’ai pas de secrets d’État pour toi, San-A. ! Après tout tu es mon supérieur rachitique…

Il se lève et m’entraîne dans les ouatères proches tandis que les invités assaillent le buffet.

— Assieds-toi, invite le Gros en me désignant la lunette de son isoloir.

— Je préfère rester debout, assuré-je après avoir constaté l’état du siège improvisé.

— Comme tu voudras, fait-il en prenant place. Voilà donc le topo, je te le bonnis dans l’ordre morphologique. Imagine-toi qu’avant-hier, un coup de grelot arrive à la Poule. J’étais en train d’arroser le tiercé de Pinuche. La Vieillasse avait joué son numéro de téléphone et ça lui avait rapporté cinquante raides. On se fêtait donc l’exploit au vin bouché lorsque le standardiste m’annonce que le Vieux te faisait dire que si t’étais rentré de voyage fallait que t’allasses le rejoindre d’urgence à l’ambassade américaine !

Je sourcille :

— Vraiment ?

— Oui. Mais t’étais pas rentré, tu ne l’ignores pas, alors, devant l’état d’urgence que la chose paraissait présenter, je m’ai dit que je ferais peut-être bien d’y aller, moi !

— Un coup de zèle ! ironisé-je.

— J’aurais mieux fait de me couper les zèles, affirme le Mastar. Je me pointe donc chez les Ricains. Je dis qui je suis et qui je viens voir. On me fait attendre et le Dabe me reçoit dans un big salon plein de dorures et des zigs pas tibulaires. « San-A. n’est toujours pas rentré, m’sieur le Directeur, j’y vaporise à la suave, j’ai cru bien faire, vu que je suis son remplaçant de remplacement de venir à sa place. »

« Au début il a paru contrarié, et puis il a hoché la tête en murmurant : « Pourquoi pas ? » Il me fait asseoir. Je les avais un peu à la caille biscotte ; cette réunion ressemblait à un congrès du Cucul-Clandé, les cagoules en moins. Ils ont repris leur converse autour du tapis vert. Moi, je cause l’anglais avec les mains principalement, et eux le causaient avec le nez ! J’entravais donc que tchi à leurs histoires. À la fin, le Vieux me prend en charge.

— Bérurier, me dit-il, l’heure est grave.

« D’instinct, poursuit le Dodu, je mate ma tocante, elle marquait quatre heures. L’heure du goûter ! V’là des larbins qui s’annoncent avec du bourbon et des godets. Les messieurs ricains commencent à biberonner en faisant des hochements de tête affligés. Un esclave noir a la bonne idée de me voter un glass de whisky. Je liche en attendant que le Dabe m’affranchisse. Il paraissait hésiter, et puis v’là qu’il se décide :

« L’observatoire du mont Palomar, il me fait, vient de détecter dans le ciel un satellite artificiel d’une taille absolument fantastique. Cet observatoire céleste se trouve à l’aplomb de l’Amérique…

Béru se gratouille la nuque d’un ongle fortement calcifié.

— Et v’là le Vieux qui me honnit des trucs et des machins sur le satellite en question. Une merveille, confort moderne : eau, gaz, électricité. Les Ricains ont cru que c’était un nouveau coup des Russes. Mais pas du tout.

Les Russes venaient de crier au charron à la crèche blanche parce que, eux aussi, avaient droit à un autre satellite tout pareil et qu’ils se figuraient, les candides, que l’engin était amerlock. Tu imagines la confusion et la consternation ?

— En effet, dis-je, passionné.

— Les services secrets des deux nations, unis pour une fois, se sont remués le prose pour découvrir leur provenance à ces vilains satellites voyeurs. Ils étaient prêts à croire à la venue des Martiens. Mais leur conclusion c’est que ces machins-là sont chinois !