Ils sont restés dans les broussailles et nous ajustent de leur mieux. Les dragées pleuvent autour de nous, avec de moins en moins de violence puisque nous augmentons la distance. On se fait près d’un kilomètre de la sorte, sans baisser le pied. Maintenant le feu a cessé et l’on n’aperçoit même plus les silhouettes de ceux qui nous traquent. J’ai du feu dans la poitrine et l’oxygène que j’avale tant bien que mal ressemble à de l’acide chlorhydrique. Je me tiens le côté, je boitille. Le Gros se trouve logé à la même enseigne. Il souffle comme un bateau à aubes. On se laisse choir sur le sol mou. Nous sommes pantelants, haletants, vidés, brûlés. Quelques minutes passent, notre sang s’assagit, on recommence à fonctionner à notre rythme.
Rien ne se produit. La campagne est vide, pelée, funèbre sous la lune. Quelle nuit, mes chéries !
C’est pas du tout la nuit de Chine, nuit câline, nuit d’amour. Les caresses, les ivresses, c’est torché !
— Ah ! les tantes ! asthmatise Béru, ils m’ont fait pulvériser le record du monde, mais je pense à notre pauvre Cyprien resté entre leurs pattes…
Je dois avouer que, bien qu’adorant les animaux (au barbecue de préférence), mes pensées du moment ne vont pas spécialement au bélier-grumeur-de-plante-de-pied.
— Je me demande pourquoi ils ont arrêté les poursuites, dis-je.
— Faut toujours que tu te posasses des questions à côté de la montre, ronchonne le Sarcastique. L’essentiel c’est qu’ils nous ont laissés quimper, non ? Que ça soye parce qu’ils avaient peur de se salir le bas du futal ou parce qu’ils avaient rancart ailleurs, on s’en tamponne les stores !
Nous reprenons notre marche, le dos rond, en sautillant sur un sol jonché de pierres aux arêtes vives. Nous franchissons de la sorte deux kilomètres environ et nous nous trouvons devant une gigantesque barrière de fils barbelés. Elle est haute d’au moins quatre mètres, une vraie grille pour court de tennis ! En plus épais !
— On l’a in the babe ? anglicise Béru, nous v’là dans un cul-de-sac ! Oh ! j’en ai classe de ce bled, je suis vanné.
Il se couche sur le sol et j’en fais autant. La barrière s’étend à gauche et à droite, jusqu’aux deux horizons. Peut-être marque-t-elle la limite d’un État ? Avec ces sacrés Chinetoques on peut s’attendre à tout.
Nous glissons, Sa Majesté et moi, dans une espèce de somnolence poisseuse. L’immensité de ce pays nous accable, nous étouffe.
Tout à coup, un petit bruit étrange se fait entendre dans le silence nocturne. Ça ressemble à un claquement de tenaille sectionnant un fil de fer. C’est grignoteur, quasi régulier : cric ! cric ! cric !
— T’entends ? souffle le Mahousse.
— La ferme !
Je prête l’oreille, le bruit s’amplifie. Il me semble apercevoir une masse sombre à travers les chevaux de frise.
Pas d’erreur, ça remue. Un mec rampant est en train de s’ouvrir un passage dans le formidable écheveau de barbelés. Nous retenons notre souffle, nous faisons corps avec le sol. Cric ! Cric ! ça se rapproche encore. C’est exaspérant de minutie. L’action d’un termite ! Cric ! Cric ! L’ombre se précise. Oui, il s’agit bien d’un homme. Il se faufile comme il peut, coupant de-ci, coupant de-là, étrange jardinier de la nuit en train d’élaguer une haie métallique, de tailler un formidable rosier aux épines d’acier.
Sa main débouche de l’inextricable rideau. Une main hachée par les perfides griffures. Puis son visage se découpe dans l’ouverture qu’il vient de pratiquer. Bouille de cauchemar, lacérée, ruisselante de sang.
L’homme opère une ultime reptation et se redresse.
Il fait quelques mouvements d’assouplissement afin de se décontracter. Une autre ombre apparaît, un autre visage griffé s’offre à la clarté de la lune. Les deux hommes s’essuient le visage d’un revers de manche, ensuite de quoi ils s’élancent à travers la plaine.
— Qu’est-ce que tu crois qu’il s’agit ? me chuchote le Gravos.
Je n’ai pas le temps de lui exprimer mon point de vue (Images du monde) car il se produit quelque chose d’inattendu, d’effroyable et d’ahurissant (et je pèse mes mots !). Je vous ai dit que les deux types s’étaient mis à courir à travers la lande, n’est-ce pas ? Laissez-moi ajouter, pour votre enseignement, qu’ils ne vont pas loin. Ils n’ont pas parcouru cinquante mètres qu’une déflagration se produit. Il y a un bref embrasement bourré d’étincelles bleues, une explosion. Le corps de celui qui courait en tête se soulève de terre, tournoie, se disloque, éclate, s’éparpille. Il en pleut de partout. Quant à moi je chope une main sur la figure. Pour Béru il s’agit d’un panard. C’est effrayant, un cauchemar à l’état pur !
Le second homme a été renversé par le souffle de l’explosion.
Il se relève, fait quelques pas en boitillant, puis, comme saisi d’une intense panique, se remet à courir en louvoyant. Il ne va pas loin. Quelques dizaines de mètres et une seconde déflagration le réduit en miettes.
Votre petit camarade San-A., dit l’invincible, dit le téméraire, dit j’ai-pas-peur, dit trompe-la-mort, se met à glaglater comme un perdu. Je dois ressembler à un tremble ! Je sucre vachement, mes filles ! J’ai les chailles qui interprètent un solo de castagnettes pour quenottes-le-zout.
Ça me fait froid à l’intérieur, j’avoisine le zéro absolu !
— Ça, alors, bégaie Béru ! Ça, alors, c’est pas croyable !
Il fait un pas en avant.
— Ne bouge plus ! abois-je. Tu ne comprends donc pas que ce terrain est miné ! Voilà pourquoi il était bordé de panneaux indicateurs ! Voilà pourquoi aussi nos poursuivants ne s’y sont pas aventurés !
Il réalise, le Gros ! Et à son tour il a la bouille qui pend comme un drapeau mouillé sur sa hampe. Son râtelier à freins whesting-house ronchonne des présages, ayant soudainement repris une pleine et entière autonomie.
— Mais, il bredouille, mais alors, San-A…
— Oui, fais-je, complétant sa pensée. Nous avons galopé toi et moi dans une plaine truffée de mines. Et nos anges gardiens ont réussi ce miracle de nous faire mettre à chaque foulée nos pieds dans un endroit sain. Bénis soient-ils, ces vaillants pilotes z’ailés. Cependant ne tentons pas Belzébuth. Une supposition qu’ils fassent la pause-café, nos anges gardiens ! Nous serions illico déguisés en confetti.
— Mais que faire ? clame le Dodu.
Je regarde avec effroi l’immensité hostile qui nous environne comme un linceul dont les plis seraient prêts à se refermer sur nous[9]. À chaque mouvement ce peut être la mort ! Nous avons parcouru plusieurs kilomètres dans un univers piégé, courant à deux, de-ci, de-là, sans jamais heurter un détonateur. Nous venons de voir ces deux pauvres bougres parcourir quelques mètres et se désintégrer. J’aimerais me livrer à un calcul de probabilités qui m’indiquerait combien de milliards de fois il faudrait parcourir une même distance sur ce terrain pour renouveler l’exploit de ne pas sauter !
— Hein, dis voir ? insiste Sa Trouillasse d’une voix qui se fluidifie. Qu’est-ce qu’on va devenir ?
À dire vrai, je ne vois pas.
— Faut réfléchir, bonhomme, ne bronche pas d’un poil !
Je me baisse pour ramasser quelques pierres entre mes deux pieds. Je les lance les unes après les autres, loin de moi. Les deux premières tombent sans histoire, mais la troisième fait partir une nouvelle mine.
— Bon Dieu, les vaches, ils ont pas plaint la marchandise, balbutie le Gravos, c’en est truffé.
9