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Je lève vers le ciel des yeux à la fois reconnaissants et implorants. Une frange ocre, au bord de l’horizon, annonce l’aube.

— Attendons qu’il fasse jour, Gros. Ça ne va pas traîner.

Et pour subir plus facilement notre position verticale, nous nous inclinons l’un vers l’autre, et, joue contre joue, les bras enlacés, nous commençons la plus horrible, la plus hallucinante des attentes.

CHAPITRE ONZE

Je pourrais m’endormir, car je suis exténué, et m’écrouler sur quelque détonateur de mines, mais fort heureusement, c’est Béru qui en écrase. Il pionce debout, comme un vieux bourrin-livreur. Son ronflement à bout portant me tient éveillé, et, comme je suis éveillé, je le soutiens. C’est de l’auto-allumage.

Le jour monte dans le ciel indigo. Les choses retrouvent leurs formes réelles, leurs couleurs naturelles…

Je tire Béru du sirop en lui soufflant dans les portugaises. Il sursaute ! Il a toujours la même manière de s’éveiller en sursaut, le Mastar. Un tressaillement, les gobilles mal arrimées qui roulent dans ses orbites, et puis ce lent mouvement de la bouche qui fait songer à la mastication rêveuse d’un ruminant. Faut toujours qu’il balbutie une question. Il a besoin d’entendre le son de sa propre voix avant d’enchaîner sur la réalité.

— T’as sorti les pots de fleurs sur la fenêtre, Berthe ? il demande, je crois qu’il pleut !

Je ne lui parle pas, préférant le laisser recoller au peloton de nos emmerdements tout seul. Il soulève davantage ses paupières bouffies.

— Oh ! ch… donc ! soupire-t-il, on est toujours en Chine !

— Et pas en pullman, gars, soupiré-je en lui désignant l’immense champ de mines.

— V’là que j’ai soif, dit-il.

— Je voudrais avoir un petit coup de champagne à t’offrir, mais ça sera pour plus tard.

— Le champagne, c’est du vin blanc de seltz, riposte le Gravos, je préfère un bon muscadet, c’est plus sincère.

Tout en parlant je le refoule gentiment et je m’assure avant de le larguer qu’il se tient à la verticale par ses seuls moyens.

— Ne bouge pas, surtout !

Je me baisse pour sonder le terrain. Il est couvert d’une mousse jaunâtre, pareille à du lichen, fort propice à héberger un détonateur. Je mine. Impossible de détecter à l’œil les engins meurtriers.

— On va risquer le tout pour le tout, Alexandre, décidé-je. Le seul moyen que nous ayons de nous en sortir, c’est de franchir les barbelés par la brèche qu’y ont pratiquée les deux pauvres mecs de la nuit.

Je désigne celle-ci, à une vingtaine de mètres.

— Vise un peu, dis-je, on va se payer un petit chouïa de roulette russe. Si nous parvenons à la brèche sans faire péter de mine, y aura un commencement de bout d’espoir.

Le Gravos acquiesce.

— Lu et approuvé, bon pour accord, fait-il. Si on a le fion bordé de nouilles on va le savoir dare-dare.

— Il va falloir avancer avec précautions, reprends-je. Je marcherai devant et j’examinerai pas à pas le terrain. Toi tu mettras exactement tes pieds dans l’empreinte de mes pas.

— Jamais de l’avis ! s’insurge le Puissant. C’est mécoinsse que je marche the first.

Il me désigne un macabre débris à quelques mètres de là. Il s’agit de la tête d’un des homme foudroyés. Elle est exsangue et déjà couverte de fourmis rouges, énormes, qui s’en délectent.

— Si tu fous les pinceaux dans la mitraille t’as pas le temps de t’en apercevoir, assure mon compagnon. Ça t’émiette instantanément.

— N… de D… ! m’écrié-je en pointillé pour ne pas choquer le lecteur pudibond, mais ces deux types étaient des Blancs !

Dans la lumière limpide du petit jour, la tête sectionnée se révèle comme n’appartenant pas à la race jaune. De même que la main coupée qui gît à mes pieds.

— Maintenant, plaisante sombrement l’habitué des comptoirs, ce sont des blancs-cassés. Bon, je démarre !

— Stoppe ! hurlé-je. J’ai dit que je passais le premier, je passerai le premier.

— Et ta sœur ; s’écrie le Gros en s’élançant.

Il court droit à la brèche, en une longue galopée, piquant de la pointe du soulier dans la mousse pour bien marquer son passage.

— Béru !

Mais il ne se retourne même pas. Il fonce, le dos arqué, les coudes collés au buste. Je regarde, fasciné, en proie à une vénéneuse extase, m’attendant, désespéré jusqu’aux os, à voir éclater mon vieux copain. La tension est trop terrible. Je ferme les yeux ; je m’enfonce un doigt dans chaque oreille, je ne veux pas voir, pas entendre. Je m’abstrais. Il n’existe plus dans cet univers redoutable que les violents battements de mon cœur.

Il me semble pourtant percevoir un cri. Je m’ouvre et me débouche. Béru est debout devant la brèche, rayonnant. Il gesticule.

— J’ai fait bon voyage, me dit-il, tu peux t’annoncer. Repère bien mes empreintes sur tout !

Ça n’est pas difficile : sa course est inscrite en ricochets dans la végétation paillassonneuse. J’y vais prudemment. Il serait stupide de rater l’un de ses pas et de se transformer en feu d’artifice sous les yeux du héros superbe et généreux. Du reste, il me prêche la prudence, maintenant, le téméraire.

— Molo, mec ! Viens pas me faire du spectacle !

Je me sens en pleine possession de mes moyens. Les nerfs d’acier je possède. J’arrive sans encombres jusqu’à Béru.

— J’aime pas beaucoup ta façon de désobéir à mes ordres, Gros ! sermonné-je. Ne t’avise pas de recommencer sinon je serais obligé de te filer un rapport long comme mon bras.

Ayant dit, je le chope par le cou et lui fais la bise.

Cette fois, c’est bibi qui passe le premier.

Le cheminement à travers l’écheveau de fil barbelé est d’autant plus long et douloureux que nous l’effectuons à rebours, c’est un peu comme si on utilisait un entonnoir à l’envers.

Je repte, je rampe, je chenille, je ver-de terre, je serpente, je commandos, je paras, je me coule, je m’écoule, je me tortille, je me trémousse, je m’insinue, je m’insère, je me faufile, je renarde, je taupine, je racine dans les fils sectionnés, les écartant à mesure que j’avance, subissant par tout le corps leurs sournoises griffures.

Derrière moi, l’intendance suit. Il geint, le Gros. C’est une proie plus facile pour les tentacules barbelés. Son volume les comble. Sa maladresse les ravit. Il souffle comme le sanglier obnubilé par un gisement de truffes. Truffe soi-même, il peine pour me suivre. Il rêve de revenir tuyau, d’avoir une armure ou un bulldozer, de posséder un chalumeau oxhydrique… Mais il avance. Il sue, il s’ensanglante. Nous débouchons (de carafe) enfin de l’autre côté de cette fortification épineuse. Combien de temps a nécessité son franchissement ? Je ne saurais le dire à la seconde près, plus d’une plombe en tout cas ! Nous sommes maintenant dans un surprenant univers. Il s’agit d’une mine à ciel ouvert. Elle est circulaire et mesure au moins quinze cents mètres de diamètre. Elle s’étage en gradins, comme un cirque romain. Il y a des wagonnets Decauville, immobiles sur leurs voies étroites. Des tamis verticaux, des excavatrices, et, partant, des excavations.

— C’t’une carrière ? demande Béru.

— Ou quelque chose d’approchant, oui.

Un bruit de foule en marche nous parvient.

Nous nous planquons derrière un tas de caillasse et nous attendons. Bientôt une longue cohorte de types au torse nu, seulement vêtus d’un vague short, bleu et portant qui une pelle qui une pioche sur l’épaule, débouche en chantant. Ils chantent l’hymne fameux des travailleurs chinois Chi Pao Li Cé Pâ Bo Mon Kiki[10]. Mais mornement, sans le moindre entrain.

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10

Dont la version française est en cours de traduction afin d’être enseignée dans nos écoles.