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Des soldats les encadrent. Lorsque la colonne est entrée dans la carrière (profitant de ce que ses aînés n’y sont plus) un coup de sifflet retentit. Le chant cesse, les travailleurs se dispersent et se mettent à charbonner dur.

— Qui sont-ce ? demande le Gros.

— Nous nous trouvons dans un camp de concentration, d’où deux prisonniers ont réussi à s’évader cette nuit, expliqué-je.

— C’est gagné, grommelle le Chevalier Paillard, tu te rappelles, au Japon, quand on était tombé chez des geishas[11] ?

— On ne peut pas réussir chaque fois ses irruptions, dis-je, le Vésuve lui-même rate quelques-unes des siennes !

— Venir se filer dans la gueule du loup, y a qu’à nous et aux Pieds Nickelés que ça arrive !

L’immense chantier devient ruche effervescente. Les surveillants armés de fouets circulent à travers les mineurs, distribuant des coups de lanière à ceux qui manquent d’ardeur. Un groupe de travailleurs se dirige vers notre planque. Impossible de nous planquer. Les arrivants se cabrent en nous apercevant. Ils ne pigent pas.

L’un d’eux nous pose une question.

— On est les nouveaux, répond Béru à tout hasard.

Les autres hochent la tête. Par signes ils nous engagent à travailler. Auparavant (chinois) le plus dégourdoche nous indique que nous devons essuyer le sang de notre visage et nous défaire de nos vêtements en lambeaux. Nous obtempérons. Nous voici bientôt le torse nu. Pour cacher les éraflures nous nous enduisons de terre rougeâtre. Les copains nous filent une pelle à chacun et on se met à tamiser de conserve le sol pierreux.

— Qu’est-ce qu’ils cherchent ? s’informe Bérurier.

— Un minerai quelconque, dis-je.

Un surveillant s’avance, le fouet tournoyant au bout de son bras brandi. Il aime pas que ses collégiens bavardent. Nous l’apprenons à nos dépens. Quelques solides coups de fouet nous mordent le dos, réveillant les griffures des barbelés.

— Ho boû lo ! Ho boû lo ! s’écrie le tortionnaire à chaque claquement.

Nous pelletons frénétiquement. Du coin de l’œil j’observe les camarades et je les vois cueillir de temps à autre une espèce de scorie grisâtre dont la matière et la forme rappellent le coke. Je fais comme eux et, lorsque le surveillant s’est éloigné, je conseille à Sa Majesté de m’imiter.

On marne de la sorte pendant des heures. Dans la formidable cuvette, le soleil cogne dur. Les corps inondés de sueur luisent comme des otaries trempées dans de l’huile de foie de morue. On n’entend que le martèlement des pioches, le bruit racleur des pelles et les grandes gifles des pierres jetées sur les tamis…

Et puis aussi, les terribles coups de lanière arrachant des plaintes à tous ces pauvres bougres.

Lorsque le soleil est au zénith, un coup de sifflet arrête les travaux.

— La roulante, sûrement ! murmure le Gravos, en me montrant un camion jaune qui vient d’arriver.

Des gardes en bondissent ! Ils rabattent les ridelles et font descendre du véhicule une dizaine de types enchaînés les uns aux autres.

Ces prisonniers, contrairement à ceux qui travaillent, n’ont pas le torse nu. Ils sont en costume de ville. Ils avancent péniblement, houspillés par leurs gardiens. Je me porte au premier rang des travailleurs pour regarder défiler ces nouveaux venus. Au passage, l’un d’eux, un grand type au regard ardent, me dévisage et semble sourciller. Il parait surpris de voir un Blanc ici, alors que nos tortionnaires n’ont pas marqué d’étonnement. Est-ce une idée ? Mais il me semble qu’il voudrait me parler. Il y a dans ses yeux une exhortation désespérée. Mine de rien je me place à sa hauteur.

Le chef du convoi lance un cri. Les prisonniers enchaînés s’arrêtent. Ils se trouvent dans un endroit abandonné de la mine. Nouveau cri ! Ils s’agenouillent.

Que va-t-il se passer ? Je vois alors sortir de la cabine du camion un énorme Chinois, plus gros que Bérurier, aux yeux en accent circonflexe. Il est vêtu d’un uniforme jaune et son ceinturon ressemble au cerceau d’une barrique. Il tient à la main un énorme sabre recourbé, à la lame large et luisante. Je frissonne, mes petites chattes. Car je viens de piger qu’il s’agit d’une exécution collective. Ce gros bouddha va décapiter les prisonniers enchaînés. Vision apocalyptique ! Mais non, que dis-je, moyenâgeuse, tout simplement. C’est la Chine des Tshin, des Tchou, des Ming et des Tsing !

Le chef du détachement (le détachement est le mot qui convient), s’avance et se met à causer. Je vois des travailleurs s’entre-regarder, puis s’avancer chacun vers un prisonnier et le cramponner par les étiquettes afin de lui maintenir la tronche à l’équerre. Alors, prompt comme un éclair au chocolat je me précipite vers le grand Chinois aux yeux éloquents et je lui biche la tête à deux mains.

— You are American ? me demande-t-il à voix basse.

J’en reste médusé, comme disait le gars qui s’était baladé sur un radeau.

— Non, Français, réponds-je sans remuer les lèvres, mais je travaille pour les Services américains.

— La base ?

— Oui.

— Je crois savoir où elle se trouve. Les rizières du Poû Lo Pô… C’est à cent miles d’ici, au Nord…

Je gamberge à fond de cellules. Le Vieux a dit que les Ricains avaient parachuté des agents d’origine chinoise ; m’est avis que je viens d’en rencontrer un dans des circonstances très particulières.

— Qui êtes-vous ? m’enquis-je.

— O.S.S. 116, répond le malheureux.

Un sifflement, un bruit mat ! Je regarde. La tête du premier supplicié vient de rester entre les mains du travailleur qui la maintenait. Son corps décapité s’affaisse. Le gros bourreau l’enjambe et s’avance vers le second. Il lève son sabre. Il est fantastique, bouleversant de cruauté. Il joue le rôle principal des Grands Cimeterres sous la lune avec un brio affreux.

Flliiiit ! Vlan !

Une seconde calbombe est décollée. Le tortionnaire est hermétique, on joue à bourreau fermé[12]. Il essuie la lame du sabre à un chiffon que lui tend son assistant. Mon patient à moi, O.S.S. 116, ne frémit pas. Sa tête ne bouge pas, ce sont mes mains qui tremblent.

— Ayez du courage, balbutié-je.

— Ça m’est d’autant plus aisé que je m’abandonne entre les doigts d’un compagnon, répond-il. Souvenez-vous de ce que je viens de vous dire : les rizières du Poû Lo Pô. Si vous parvenez à transmettre l’information…

Flliiiit ! Vlan ! Le troisième condamné vient de divorcer d’avec sa tronche. C’est à nous, maintenant, si je puis me permettre ce pluriel.

Je coule un regard effaré au monstre en uniforme dont l’ombre se confond déjà avec celle de sa victime. Je détourne mon regard de la nuque offerte. Je regarde le ciel presque blanc de chaleur, la lame scintillante du sabre entre dans le champ, aveuglante ! De minces sillons rouges coulent vers la poignée.

Flliiiit ! Vlan !

J’éprouve une légère secousse. Je me sens comme libéré d’une entrave et un poids monstrueux pèse dans mes mains. Le bourreau m’écarte d’un coup de pied. Je recule avec la bobine d’O.S.S. 116. Je suis au comble de l’horreur. Anéanti, les jambes molles, la tête en feu, je contemple le corps décapité gisant à mes pieds. Le sang coule dans la terre poudreuse qui l’absorbe sans bruit.

— Lâche-la, quoi, me murmure Béru, t’attends qu’on t’en fasse un paxon ?

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11

Voir : Fleur de Nave Vinaigrette.

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12

Une fois de temps en temps, c’est pardonnable, non ?