Il danse d’un pied sur l’autre.
— On va passer la noye debout, avec cette lumière dans les Lissac, tu crois ?
— Hélas !
Une grosse ampoule est fixée au plafond, éclairant nuit et jour l’infect local.
Le cauchemar continue, plus impressionnant au fur et à mesure que s’égrènent les minutes. Un cauchemar visqueux, dense, pestilentiel. Nos compagnons de cellule ont des bouilles de méduses, qui luisent dans la cruelle lumière électrique. Je les vois déjà cadavres. Ça n’a rien de difficile, du reste ! Fixez un instant n’importe quel homme et vous verrez se dégager son cadavre de lui-même, comme on aperçoit le fond d’une rivière lorsque le soleil tombe d’aplomb dessus. Toutes les têtes sont en os, la viandasse, c’est qu’une illusion, un fard léger qui s’estompe rapidement et que la première averse venue délaye et efface.
— Qui c’est ce mironton ? insiste soudain Béru en montrant le mourant.
— Un ancien professeur de langues, jeté en prison pour absence d’opinions.
— T’es sûr qu’il est franco ?
— On peut se méfier des gens qui font de belles promesses, Gros. Lui ne me promet que la torture et la mort.
Sa Rondeur hoche la tête, indécise.
— Et si on était déjà mort ? demande-t-il.
Cette hypothèse métaphysique, de la part de Béru, ça vous commotionne, croyez-moi.
— Qu’entends-tu par là. Belle Pomme ?
— Quéque jour avant de gerber, j’ai visionné à la téloche un film où ce que les mecs canaient sans même s’en apercevoir. Un couple ! Ils étaient morts et se mettaient à vadrouiller avec d’autres morts. La seule différence avec avant, c’est qu’ils pouvaient pas causer aux vivants, ni même être vus par eux. Ils se faisaient tarter dans les rues. Y’en avait en costar Louis XV, d’autres fringués en archers, et d’autres encore loqués mylord. En ce moment je me fais c’t’effet, gars. S’ils étaient morts tous ces pauvres zigs, hein ? Et nous également, sans qu’on s’en soye avisé ? Suppose que le mec au sabre de tout à l’heure nous ait cisaillé le cigare avec dextérité et qu’on l’ait déjà commencé notre méchante éternité vasouillarde, avec tous les macchabées oisifs ? Si on était coincé dans la nasse, à se branler les couennes jusqu’à toujours ?
Je ne l’entends plus. Je regarde l’installation électrique et voilà que mon esprit ingénieux se met à se beurrer la tartine. Je suis le Bibi Fricotin de la maison poulaga, les mecs ! Le vice-rédacteur en chef de la revue Système « D ». J’ai tellement d’imagination que, lorsque je déménagerai, faudra que je frète un camion spécial pour la transbahuter.
— Qu’est-ce que tu regardes en l’air ? s’inquiète Bérurier, tu fais ta prière ?
— Mieux que ça, Gros, soufflé-je, je fais des projets.
— T’as de la santé, mon pote. Et lesquels sont-ce, sans indiscrétion.
— Mate un peu l’électricité.
Il lève les yeux et regarde.
— Alors ?
— C’est de l’installation primitive. Un branchement de fortune. Les gars ne se sont pas cassés : ils ont tout bêtement tiré des fils à travers le bâtiment qui doit dater des empereurs At’choum !
Bérurier dont la barbe a poussé se gratouille les joues de ses ongles en grand deuil.
— Je pige pas où que tu veux en venir. Si t’éclairerais ma loupiote ?
— Je vais plutôt l’éteindre.
— Comment ça ?
— On enlève l’ampoule…
— Et after ?
— On arrache le fil du plafond…
— And après ?
— On le débarrasse de la douille et on se met à gueuler jusqu’à ce qu’un gardien se pointe.
— Alors ?
— On lui dit que le vieux vient de clamser. Il délourde pour s’en aviser…
— Et puis ?
— Et puis dès qu’il paraît je le mets en contact avec le fil électrique.
— Et alorsss ?
— Je connais la chanson jusque-là, soupiré-je, pour ce qui est du refrain faudra l’improviser. T’es d’accord pour risquer le paquet, je suppose ?
— Œuf Corse !
— Bon, alors, je vais demander au vioque de foutre les autres au parfum.
— Et s’ils n’étaient pas réglos ? suppose l’incrédule.
— Nous le saurions déjà, tu oublies que ce sont eux qui, à la mine, nous ont aidés à passer pour les Anglais évadés.
— Juste.
Je m’incline à grand-peine sur le malheureux Gî ber Jeûn. Il ne doit pas en avoir pour très longtemps.
Il a le regard du saumon qu’on vous sert en lever de rideau dans les bouftances bourgeoises.
— Grand-père, l’appelé-je, pouvez-vous traduire quelques mots à nos compagnons ?
Il opine afin de se ménager. Il est obligé de fonctionner à l’éconocroque désormais. Je lui dis ce qu’il doit transmettre aux autres codétenus. Il soulève un store et me fixe d’un œil blême.
— Vous êtes un audacieux, mon fils ! murmure-t-il.
Puis il se met à chinoiser. C’est aussi magique que le potage. Les autres s’arrachent à leur somnolence nauséeuse et verticale afin d’écouter. Quand il se tait, un petit détenu, dont j’ai déjà remarqué l’œil pétillant, lui dit quelque chose. Le grand dabe fait un suprême effort.
— Cet homme objecte qu’un garde n’ouvre jamais la porte sans être accompagné de deux autres en armes.
Je m’en doutais un peu.
— Dites-lui que ça n’a pas d’importance et demandez-leur s’ils sont d’accord pour risquer l’aventure.
Nouveau conciliabule. Je vois les camarades prisonniers hocher la tête.
— Ils sont d’accord, mon fils !
— Merci, grand-père ! Que la paix soit avec vous !
Je ne perds plus un instant. Béru me fait la courte échelle afin que je puisse atteindre l’ampoule. Au lieu de l’ôter tout de suite de sa douille, je commence d’arracher le fil du plafond. Il ne tient que par des cavaliers rouillés plantés dans une latte de bois et ça vient assez facilement. Les trente détenus ont les yeux rivés sur moi. Ces faces jaunes aux regards hallucinés me dopent.
Les apôtres devaient pas le regarder autrement, Jésus, quand il ridiculisait les scaphandriers en marchant sur les eaux ou quand il réduisait les boulangers au chômage en multipliant les brignolets.
Je récupère le fil sans bavure. Comme il débouche d’un trou percé au-dessus de la porte, cela me laisse une bonne longueur disponible. Maintenant, le plus duraille reste à faire : enlever la douille après l’ampoule, c’est-à-dire marner dans le noir, en étant serré comme un anchois dans sa boîte. C’est minutieux comme turf, et dangereux, car si je morfle une décharge dans les paluches, je vais électrocuter tous les autres, puisque me trouvant en contact étroit avec eux !
— Refoule-les au maxi pendant que je dévisse la douille ! ordonné-je au Mastar.
Sa Majesté s’y emploie. Je voudrais posséder des doigts de dentellière pour mener à bien ce délicat travail. Ma volonté est si tendue que mes doigts paraissent s’effiler. Je parviens, de la pointe de l’ongle, à dévisser la première vis lilliputienne… Et puis, c’est au tour de l’autre. Nous sommes plongés dans un noir opaque. Les respirations haletantes constituent un angoissant fond sonore. De ma main gauche, je tiens solidement le double fil, je coule la droite sous la douille et, d’un coup sec, j’arrache cette dernière.
En piste !
— Grand-père ! appelé-je dans l’obscurité.
Un gémissement, une plainte escamotée.
— Nous allons alerter le gardien, dites aux autres que lorsqu’il demandera ce qui se passe, ils devront répondre… (là, je marque un temps)… que vous êtes mort !