— Chinois ! m’exclamé-je.
— Paraît-il. Ça bouleverse toutes les données, biscotte on ne les croyait pas évolués à ce point, les pères La Jaunisse. On était loin de croire qu’ils damaient le pion aux Popofs et aux Amerlocks en matière de cosmonie. Pas la peine de te faire un dessin pour t’expliquer que les services secrets des uns et des autres ont essayé d’en savoir davantage. Seulement ils l’ont eu in the baba, comme on dit en anglais. La Vraie bouteille à encre, mec ! La nuit de Va-te-Purgé que chantait Faust !
— Et pourquoi ?
— Parce que tous leurs espions se sont fait repasser. Zéro : terminé ! Pas un seul n’est revenu, que ça soye du côté ruski ou du côté ricain. Tout ce qu’on sait, vu les résultats, c’est que la Chine possède une base formide, mais on ignore où qu’elle niche. Ils ont beau brancher leurs radars thermostatiques à vibrations conjuguées, c’est le grand blackout. Il me bonnissait tout ça, le Big Dabe, et aussi comme quoi, les services américains mobilisent leurs homologues des autres nations occidentales pour si des fois ils auraient une idée. Paraît que les gnaces de l’intelligence Service se sont mis de la partouzette idem et qu’ils sont restés au tapis comme les copains. Tout en causant, on vidait des bourbons. Pas le Vieux ; lui, il scandalisait ces messieurs en éclusant du jus de fruit, ça me faisait si tellement honte que, pour nous compenser le prestige, je sifflais mes godets de whisky cul sec. C’est ça qui a été cause de tout. Au dixième j’étais beurré comme un Petit-Lu. Surtout que les loufiats de l’ambassade servaient pas des rations-mauviette ! Alors je m’ai levé et je leur ai bonni comme ça qu’ils étaient tous bons à nibe, que leur réputation était gonflée et que, moi Béru, j’allais leur donner un cours du soir en matière d’espionnage. J’étais partant pour la Chine et leur base mystérieuse, recta j’allais la dénicher pour qu’elle figurasse sur le Michelin de l’année prochaine… Au début le Vioque a tenté de me freiner l’élan. « Bérurier, il me reprochait, songez que des agents d’origine chinoise, parlant parfaitement la langue, ont échoué. Comment espérez-vous réussir ? »
J’avais réponse à tout. Quand on est naze, tu sais ce que c’est ? T’as l’impression que tout baigne dans le beurre. J’ai tellement bonni qu’à la fin, le Dirlo, il me remouillait la compresse. Il y croyait dur comme mes noix que j’allais les mystifier, tous, et leur ramener la base enveloppée dans du papier-cadeau. Il renchérissait. Il opinait ! Il traduisait. Ces messieurs ont été convaincus, vaincus. Ils s’y sont pris à ma bavasse. Ils me claquaient les endosses en m’appelant « Vieux haricot ». Ils me filaient des cigarettes, du chevingomme, une cravate avec une fille à poil peinte dessus… Et on a éclusé d’autres biberons.
« Quand j’ai rentré à la cabane j’avais le cerveau comme un gros chou-fleur et je causais en pointillés. Je m’ai zoné avec la menteuse collée au plafond de ma bouche. Je continuais de voir l’avenir en Gévacolor. Seulement, le lendemain, lorsque je m’ai réveillé, bien ramoné des cellules, l’hideuse réalité m’est apparue. J’ai compris que j’avais trop tartariné. Que j’allais filer droit à l’abattoir, moi aussi. Car enfin, qu’est-ce que tu veux que j’aille branler en Chine vu que je cause pas le chinetock et que, même si j’aurais la jaunisse et une cirrhose, je pourrais jamais passer pour un gars de là-bas !
— J’espère que tu es allé dire au Vieux qu’il y avait maldonne ?
Il hausse les épaules.
— J’ai essayé. Mais t’aurais vu comment qu’il les a brisées dans l’œuf mes réticences ! « Bérurier, lorsqu’on prend un engagement comme celui d’hier à la face de l’étranger, qu’il a trémolisé, ou va jusqu’au bout. On réussit ou on meurt. » Qu’est-ce tu voulais que je répondisse à ça ?
Il a un soupir chaotique.
— C’est râpé pour moi, mec. Le Dabe s’est mis d’accord avec les Ricains pour qu’ils me prennent en charge, biscotte il veut pas que la France se mouille dans c’t’aventure. Il est question qu’ils me parachutassent sur le territoire de la Chine Populaire ! C’est tout dire, moi qu’ai jamais sauté en parachute ! Le mieux qui puisse m’arriver c’est que mon pébroque fasse relâche et que j’aille déguster la terre jaune en arrivant. Aller caner à l’autre bout du monde, c’est tristet, tu reconnais ? Alors j’ai organisé ma journée d’adieu aux aminches et à la famille ! Viens, on va les rejoindre.
Machinalement il tire la chasse d’eau en se levant et m’entraîne hors de son cabinet particulier.
L’assistance s’anime un peu. Les boissons alcoolisées mises à sa disposition ne sont pas étrangères à cette flambée de vie. Chacun bavarde à travers sa peine et les larmes sèchent dans les sillons qu’elles ont creusés.
Béru est un martyr plein de courage et d’abnégation. Il a fait le deuil de sa vie, si je puis dire, avec un maximum de simplicité.
— Mes chers vous, tous, harangue-t-il d’une voix forte, je vous remercie d’être venus si nombreux me témoignasser votre sympathie et me présenter vos condoléances à propos de la perte cruelle que je vais subir incessamment. C’est dur de laisser une femme aimée, des amis sincères, le beaujolais nouveau, Paris et ses bistrots.
Il décompresse longuement avant de poursuivre.
— Oui, c’est dur de disparaître à la fleur de l’âge, mais quand la France commande, comme dit mon Directeur, c’est pas la peine d’élucider et faut répondre présent.
De graves hochements de tête lui répondent.
— Je compte sur vous tous, reprend le Héros, pour distraire ma chère veuve que voilà !
En entendant ces tristes paroles, Berthe fond en larmes visqueuses. Elle hoquette : que c’est horrible, que c’est terrible, que c’est pas permis, que la vie est triste, que la vie est bête, que la vie est ignoble, que Béru a été un bon compagnon, que lorsqu’on perd sa compagnie on a tout perdu (comme disait un capitaine), que ce sont les meilleurs qui s’en vont, que : est-ce qu’elle aura droit à une pension ? Que, si oui, de combien ?
On la calme, on la rembrasse et Béru poursuit.
— C’est surtout à Alfred que je m’adresse. Berthe est une personne de tempérament dont à laquelle il faut pas lui en promettre, mais lui en donner. C’est pas parce que j’aurai déclaré forfait qu’elle devra s’étioler dans ses crêpes, la pauvre grande. Sa vie à elle continuera et j’espère qu’elle en profitera bien, ce qui ne l’empêchera pas de faire une bise à ma photo de temps en temps. Je sais qu’une veuve excite moins qu’une femme marrida vu qu’il n’y a personne à encorner à la clé, pourtant les aminches devront se comporter comme si je serais encore là, vu ?
Les assistants approuvent tristement.
— Merci, balbutie la Berthe, t’es bon tu sais, Alexandre-Benoît.
Il modestise des yeux et des épaules et reprend.
— Naturellement, j’ai fait mon testament. Re-naturellement, je laisse mes biens à ma chère veuve. Pourtant, y a des bricoles que je voudrais répartir à mes potes et parents en souvenir.
Il sort une feuille de papier hygiénique de sa poche et lit :
« À mon beau-frère Félix, je lègue ma canne à pêche… À mon grand ami Alfred, le pyjaveste que je m’étais acheté au cours d’un voyage et que j’ai jamais pu mettre biscotte il est trop étroit et qu’il laisse vadrouiller coquette ! À mon vieux Pinaud, je lègue les huit bouteilles de muscadet qui se trouvent dans la cave, à gauche en entrant. À mon voisin du dessus, avec qui, bien qu’il soit sourd, je m’ai toujours bien entendu, je laisse ma pipe en écume parce que le bonhomme qu’elle représente lui ressemble. A M. Trocut, le président de ma société de pétanque, qui a si bien causé à mon sujet tout à l’heure, je lègue le stylo japonais qu’on m’a ramené des jeux Olympiques de Tokyo et dont au sujet duquel je ne me suis jamais servi puisque je rédige au crayon Bic. Enfin, à mon chef et ami le Commissaire San-Antonio, avec qui j’ai vécu le plus exaltant de ma carrière professionnelle, je lègue mon pistolet à crosse de nacre en lui recommandant de faire gaffe à la gâchette qu’est sensible comme une jeune fille. Voilà, c’est tout ! »