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Je vais pour continuer ma revue de façades lorsqu’il me revient en mémoire que la fille dont m’a parlé le professeur est embaumeuse.

Que faire ? En frappant à un mauvaise lourde je risque de rameuter la garde. Pourtant la pluie torrentielle et l’imminence du jour m’incitent à prendre mes responsabilités. Toc-toc ! Ça y est, j’ai cogné à la porte. J’attends, la main crispée sur la crosse de ma mitraillette… Quelle peut être la réaction d’une demoiselle à laquelle deux hommes pas rasés, aux torses nus, armés de mitraillette et suivis d’un mouton demandent asile à quatre heures du matin ?

Une lumière filtrant sous la porte m’annonce que je vais bientôt le savoir.

Une voix de femme me pose une question à travers le panneau de bois. En chinetoque, naturellement, pourquoi s’en priverait-elle, en somme, puisque nous sommes en Chine ?

Une dernière hésitation de ma part et je murmure, dans un français sans accent :

— Je suis un ami du professeur Gî Ber Jeûn.

On ne délourde pas. Silence et méditation. Je rassemble mes souvenirs et je déballe tant bien que mal la phrase sésame du vieillard :

— Si tâbo bopr’ an d’lasprô.

Illico, le lo ké est tiré. L’huis s’entrebâille comme l’huître que vous oubliez sur le radiateur du chauffage central et j’aperçois une silhouette sombre.

— Qui êtes-vous ? questionne-t-elle dans ce beau langage pour lequel Molière fit tant et moi si peu.

— Je voudrais parler à Mlle Ko Man Kèlé !

— C’est moi, déclare la forme noire.

À cause de la pluie fracassante, elle reste à l’intérieur de son logis, si bien qu’il m’est impossible de voir encore son visage. Mais la voix est jolie, harmonieuse et calme. Miss Ko Man Kèlé ne s’émeut pas de voir cette espèce d’aventurier sur son paillasson.

— J’ai besoin d’aide, mademoiselle, et le professeur m’a dit que je pouvais compter sur la vôtre !

— Entrez !

— C’est que je ne suis pas seul, un ami m’attend au bout de la rue !

— Allez le chercher !

Je me contente de siffler entre mes doigts d’une façon convenue. Bientôt la forme massive du gros apparaît, galopant sous la flotte. Je les vois avec des yeux étrangers, lui et son bélier, et je me dis que ce gros Saint Jean-Baptiste la fout plutôt mal. Que va penser notre hôtesse de ce surprenant équipage ?

— Ça biche ? interroge le Dodu, haletant.

La silhouette sombre s’efface.

— Venez.

Nous pénétrons dans une large pièce qui sent le fade, le musc et une autre odeur indéfinissable, obsédante. Une faible loupiote brille, répandant une lumière rouge, très boxon.

J’avise alors la jeune fille qui nous accueille. J’en ai les nerfs qui se trémoussent. Imaginez une dadame haute d’un mètre cinquante, large comme un vaisselier, ventrue, mafflue, bouddhique, avec une figure comme les fesses d’un tailleur où deux égratignures figurent les yeux, et une troisième la bouche, et qu’orne une tubercule bizarre qu’il faut se résoudre à appeler nez. Elle a le cheveu gras, huileux. Toute sa frite du reste est huileuse à la señorita Ko Man Kèlé.

Si elle s’exposait trop longtemps au soleil, elle frirait sûrement.

Je m’incline et me présente, puis je présente le Gros.

— Comment va mon vénéré Maître ? demande-t-elle.

— Il vit ses ultimes instants, mademoiselle.

— Il est toujours détenu au pénitencier de Tu Man Di Ratan ?

Entre nous et entre parenthèses, j’ignorais le blaze de la taule d’où nous venons de gerber.

Je raconte à l’accueillante damoiselle la dernière partie de nos pérégrinations. Elle approuve.

— Votre témérité est récompensée, fait-elle. Je ferai l’impossible pour vous aider.

Du coup, je lui baise les mains. Béru se croit obligé d’en faire autant.

— Vous êtes la Chinoise la plus choucarde que j’aie jamais vue, affirme-t-il en faisant jouer ses stores, pourtant j’en connais une dans un restaurant chinois de la rue M’sieur-le-Prince qu’est pas dégueulasse. Si vous voudrez mon avis, la Chinoise a tendance à être sèche, elle manque de rotondités. Vous, au moins, vous avez le rembourrage pullman.

— Je fais de l’anémie graisseuse, soupire Ko Man Kèlé.

— Ça vous va bien, madrigale Béru.

Vous le voyez, mes amis, l’affaire ne s’engage pas trop mal.

La disciple du professeur Gî Ber Jeûn nous accommode un repas digne de Lucullus. Jugez-en plutôt : Ri D’vô Kla Mâr, Po Té O ver Niâte, From’ ton, Pro Fi T‘rol. Elle nous déniche quelques bouteilles de bière et nous nous cognons le tronc de façon tout à fait remarquable, ce qui met du vague à l’âme dans le cœur du Gros.

Tout en nous accompagnant de la fourchette, Ko Man Kèlé nous parle de sa vie. Son père était un familier de Tchang Kaïchek qui fut mis à mort par le nouveau régime. Sa mère vit à Formose avec ses sœurs. N’ayant pu les suivre à temps Ko Man Kèlé a repris le fond de pompes funèbres familial et s’est affiliée au Parti, histoire de donner le change, mais elle est pour le retour à Tchang, la môme dodue.

Elle a été en outre profondément marquée par ses études de langues occidentales et son vieux prof lui a donné une formation d’esprit peu compatible avec la doctrine des dirigeants chinois.

— Dites-moi, fais-je, nous n’avons séjourné que peu de temps au pénitencier du Tu Man Di Ratan, quel est donc le minerai qu’on fait extraire aux détenus ?

Elle hausse son sourcil en forme d’accent grave.

— Vous l’ignorez ?

— Je n’ai pu me faire une opinion.

— Il s’agit d’une mine de loto.

— Comment cela ?

— C’est dans le minerai que vous extrayâtes qu’on fabrique les boules de loto de compétition. Vous n’ignorez pas que ce jeu est très usité chez nous. Il est obligatoire dans les écoles. Les manufactures de Loto travaillent jour et nuit et représentent quarante pour cent de l’industrie nationale. On exporte dans le monde entier, particulièrement dans les pays d’Afrique, où nous échangeons nos lotos contre du tapioca, du bois précieux, des défenses d’éléphants et la photographie en couleur du colonel Nasser. Le nouveau plan quinquennal prévoit pour 1970 un jeu de loto par tête d’habitant, et le ministre de la marine marchande, O Na Zi, a mis en chantier la fabrication de cargos spécialement aménagés pour le transport du loto.

Tout en devisant, nous finissons de petit-déjeuner copieusement.

— Que puis-je pour vous, maintenant ? nous demande la chère Grosse fille.

— Eh bien, nous aimerions prendre un peu de repos, un bain, et la route des rizières du Poû Lo Pô, énuméré-je.

— Il en sera selon votre désir, dit-elle, je vais vous enfermer dans un local discret, suivez-moi.

Elle nous fait traverser un couloir et pousse une porte matelassée. Nous entrons à sa suite dans une pièce obscure où règne une fraîcheur de cave. Je m’attends à ce qu’elle actionne un commutateur, mais Ko Man Kèlé n’en fait rien et nous guide dans l’obscurité jusqu’à un tapis.

— Étendez-vous là-dessus et dormez, recommande-t-elle. Je vous éveillerai dans l’après-midi afin de vous conduire dans la région des rizières.

Nous nous allongeons et elle se retire.

— Adorable fille, murmure le Gros, je lui jouerais bien l’introduction du Morceau de Faust dans l’Ouverture de la Fille de Madame Angot.