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— Choisissez-en deux à votre taille, recommande-t-elle. Je vous transporterai jusqu’aux rizières dans mon fourgon mortuaire. Seulement, comme il y a plein de patrouilles armées sur la route, il vaut mieux jouer le jeu jusqu’au bout !

— Jusqu’au bout ! comme tu y vas, ma gosse ! pouffe Béru. Je veux bien voyager dans une de tes boîtes à viande froide, mais en qualité de vivant à part entière !

Nous nous mettons en devoir de choisir notre cercueil. C’est une besogne ingrate, qui incite à philosopher. On se croirait un peu au décrochez-moi-ça ! Je m’en prends un rouge avec des lettres dorées. Béru, lui, soucieux de son confort, exige une bière capitonnée. Malheureusement l’unique modèle susceptible de l’héberger n’est pas assez haut pour lui, qui possède une cage thoracique très développée et le couvercle force un peu pour se fermer.

— Ça ne fait rien, décide-t-il, je garde tout de même ce pardingue ; simplement je boutonnerai que le bouton du milieu.

CHAPITRE QUINZE

Allongé dans un cercueil chinois avec une mitraillette pour compagne, voilà un sort qui n’a rien d’enviable. D’autant que la môme Ko Man Kèlé, soucieuse de nous soustraire à la sagacité des flics, a tenu à nous passer sur la frite une espèce de laque jaune qui nous déguise en cadavre chinetoque et à parfumer nos bières au baume Bing Gué. Je me fais un peu l’effet d’être mort pour de bon. Je me dis qu’il est bien dommage qu’on ne fasse pas faire aux vivants une répétition de leurs obsèques, histoire de les inciter à la méditation. Ils feraient un tour sur eux-mêmes, les pauvres bipèdes, et ils pigeraient enfin à quel point il ne leur aura servi de rien de s’être astiqué le palpitant, déconnecté le système nerveux, d’avoir pris du bide, perdu des tifs, sollicité la Légion d’honneur, fait appel aux huissiers, d’avoir troussé des pas fraîches par cupidité, négligé des juteuses par peur du scandale et besogné leurs bobonnes par devoir ou par habitude. Il ne leur aura servi de rien d’avoir fait des gosses, des guerres et des vacheries, d’avoir tiré des traites ou d’en avoir payé, d’avoir fait des régimes et du régiment, d’avoir menti, de s’être vendu à force de trop louer les autres, de s’être fait considérer par les Grecs, de s’être fait bénir contre-remboursement, de s’être fait curé, curer et récurer, d’avoir eu leur nom dans le kiki et l’air cucu sur la photographie prise au cours du banquet donné en l’honneur de qui que vous soyez !

Nous roulons depuis quelques minutes à une allure raisonnable. Le corbillard n’est pas noir, mais bleu à pois blancs, car la maison d’embaumement de notre complice a pour raison sociale Lus Tu Kru, ce qui, en chinois, veut dire, je tiens à le préciser pour ceux d’entre vous qui l’ignoreraient encore : « Si vous fûtes une bonne pâte de votre vivant, nous ferons de vous des cadavres pimpants comme des œufs frais. »

Fin de citation, comme on dit à Europe.

Ko Man Kèlé pilote d’une allure raisonnable. Et pourtant on fiche du temps mort dans son planning à cette grosse chérie. En effet, elle a huit défunts à préparer pour demain ; soit une famille nombreuse balayée par un plat de champignons chinois. Bien que la disciple du professeur Gi Ber Jeûn possède l’art d’accommoder les restes, l’embaumement de huit personnes représente du boulot. Et c’est le genre de turbin qu’on ne peut pas remettre indéfiniment : surtout que Ko Man Kèlé n’a qu’un tout petit frigo de rien du tout où elle conserve tout juste sa demi-bouteille[18] de lait et le mou de son chat.

Le départ de chez elle a été pénible à cause du mouton qu’on ne pouvait emmener ! Le Gros insista beaucoup, mais nous lui objectâmes qu’un bélier dans un corbillard était une chose par trop anachronique et propre à éveiller la suspicion des patrouilleurs. En pleurant, donc, Béru donna une suprême accolade à Cyprien et l’offrit (en guise de pense-bête) à sa conquête. « Comme ça, tu seras forcé de penser à moi », larmoya-t-il en caressant les cornes de l’animal.

Je respire mal dans cette boîte. Elle sent la mort. La mort chinoise. Pourquoi les hommes n’ont-ils pas tous la même odeur ? J’ai mal au cœur. Une violente nausée me fouaille la tripe. Ça ne serait pas sérieux, un mort qui accroche les wagons. Va-t-il falloir que je fasse comme l’Écossais dont parle mon ami Richard, et qui se mettait une pièce de monnaie entre les dents pour s’empêcher d’aller au refile ?

On roule. C’est long. Maintenant on a perdu l’habitude des voyages à petite vitesse. L’avion a tout chamboulé. Les distances ne se calculent plus en kilomètres, mais en francs. La monnaie est devenue également unité de longueur. Paris n’est plus à dix mille kilomètres d’un autre lieu, mais à trois cent mille francs. Ainsi le système métrique se précipite vers une faillite inéluctable.

Coup de patin ! Le corbillard tortille du prose un instant. Nos boîtes à bidoche vacillent et trinquent. Puis c’est l’immobilité. À travers les parois, j’entends parler en chinetoque. Je frémis un peu à l’idée que la môme Ko Man Kèlé nous a peut-être joué le même sale tour que Vao Dan Sing. Pourtant, au fond de moi je lui garde ma confiance. Si elle avait l’intention de nous balancer à la poulaille, il était superflu de se livrer à cette mascarade des faux embaumements et de nous promener en cercueil monoplace, n’est-ce pas ?

J’entends coulisser la lourde du corbillard. Des zigs grimpent dans la voiture car les amortisseurs font un soubresaut. Je m’applique à choper la rigidité mortibus. La mitraillette, dans mon dos, me communique son inertie et sa froideur. On soulève mon couvercle. Une bouffée d’air plonge dans mes soufflets. C’est dur de ne pas s’en gorger. Je reste les yeux clos, le nez pincé, la bouche en coup de serpe. Un instant long comme une vie de concierge s’écoule. Va-t-on me tâter le pouls, me chatouiller, m’enfiler un doigt dans le nez ? Non, le couvercle se rabat. Les visiteurs s’évacuent et nous repartons. Ouf ! Ils n’ont pas maté dans la bière du Gros. Jamais Béru n’aurait été capable de recevoir ce bol d’air sans le vider. C’est exactement le genre de malin qui éternue lorsqu’il est planqué derrière un rideau ou qui a un borborygme au moment où il doit passer inaperçu.

On se paie encore un bon quart d’heure de promenade.

Rien n’est plus désagréable que de voyager à l’horizontale, la tête orientée dans le sens de la marche. Nouvel arrêt, mais cette fois-ci en douceur, je le devine volontaire. On s’est rangé sur le bas-côté de la route comme un bon touriste ayant repéré le coin de talus idéal pour le pique-nique. Car, vous l’avez remarqué, mais le vacancier ne pique-nique jamais ailleurs que sur le bas-côté d’une nationale. La route le fascine, le régit, le domine. Il ne peut pas s’en éloigner, que ce soit pour bouffer ou pour déféquer. À vingt mètres d’elle il est perdu, orphelin, excommunié. Il lui faut la poussière blanche des talus, les âcres vapeurs d’essence et les coups de klaxon tonitruants pour bien savourer sa côte de porc et ses œufs durs. C’est un microbe qui ne s’éloigne jamais des grosses veines.

Le couvercle se soulève à nouveau. Je garde la pose, mais la voix harmonieuse de Ko Man Kèlé retentit.

— Nous y sommes, descendez vite !

Je me redresse en geignant. Je commençais à m’ankyloser dans ma guitoune. Béru m’imite. Il bâille.

— Ce que je dormais bien, dit-il. Vous voyez, mes aminches, c’est comme ça que je m’imagine la mort : un grand roupillon qui n’en finit pas, avec pas de rêves et pas de bruits.

— Pressez-vous ! exhorte la chère camarade. Nous ne sommes que provisoirement seuls.

On déhote du véhicule. Nous nous trouvons dans un chemin bordé de bou t’chou[19].

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18

Entière néanmoins.

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19

Sorte de roseau géant à feuilles multigrades.