— Tu parles d’un moniteur d’auto-école, ronchonne le Gros dans son scaphandre, on n’est pas près d’avoir le permis avec un rigolo pareil.
J’ai une légitime hésitation et je pousse la manette indiqué. Notre fusée a un soubresaut et se met à hoqueter dangereusement.
— M… ! y a de la perruque dans l’arrivée d’essence ! remarque le Gros, ou alors c’est les soupapes qui sont grippées, faudra leur cloquer de l’Aspro !
Je lui fais signe de se taire.
— Tout tremble ! annoncé-je.
— Je vous l’avais annoncé, déclare froidement la voix chinoise. Vous allez vous désintégrer !
— Risquez le paquet, les gars ! oppose la voix américaine.
— O.K. ! réponds-je à cette dernière. Que faut-il faire maintenant ?
— Actionnez l’antivibreur cystographique !
— C’est quoi ?
— Sur nos fusées c’est le bouton blanc placé au-dessus du lave-glace.
— Sur celle-là, ça doit être le bouton rouge, déduis-je.
— Alors, allez-y, my boy !
Je tourne le bouton rouge moleté. La fusée change d’orbite, c’est très net, mais n’en continue pas moins ses hoquets. La voix chinoise se file en re no[22] :
— Tournez immédiatement ce bouton dans sa position initiale, ou sinon vous êtes perdus !
— N’en faites rien ! les garçons ! gueule le mec de Cap Kennedy.
— Ton avis, pépère ? demandé-je à mon copassager.
— Ben puisqu’on a choisi, on a choisi, philosophe-t-il.
Il regarde par la baie vitrée.
— Dites, les Ricains, interpelle-t-il, je vous signale toutefois qu’on se rapproche de la terre. Si vous voudriez pas nous déguster sur la poire faudrait voir à nous signaler comment t’est-ce qu’on ouvre le pébroque !
— Trop tôt encore ! tranche la voix américaine. Vous avez devant vous un cadran à baloches oscillantes, non ?
— Oui, dis-je, car j’en ai déjà vu au rayon quincaillerie du Bazar de l’Hôtel de Ville.
— Il indique combien ?
— 1957, réponds-je.
— L’année où Anquetil a gagné son premier Tour de France ! précise Béru qui est un sportif invertébré.
— Lorsqu’il indiquera 1914, vous tirerez sur les deux leviers placés de chaque côté du portrait de Mao Tsé-toung, ordonne l’homme de Cap Kennedy. Après quoi vous fermerez le robinet de vidange situé sous l’escabeau de la kitchenette ! C’est tout ! Bonne chance, les gars ! On est de tout cœur avec vous ici, et bravo pour la performance ! Terminé !
Je surveille l’aiguille du cadran. Elle recule rapidement. J’avance mes mains sur les leviers.
— Si vous touchez à ces leviers ! déclare la voix chinoise, vous sautez, avis !
Je réalise alors seulement qu’une caméra de téloche est placée face à nous et que, du sol, les Chinois nous surveillent.
Béru aussi aperçoit cet œil indiscret.
— On va tout de même y toucher, Camarades, dit-il d’un ton tranchant. Et tant pis pour ce qu’arrivera. Voilà, ça y est presque : 1918, 1917, 1916, 1915, bon baiser à mardi, caresse aux enfants, lettre suit ! Vas-y, San-A. !
J’opère la manœuvre prescrite ! Un heurt formidable se produit. Il me semble que nous nous disloquons et puis non : nous sommes toujours là, solides au poste. Je mate par le hublot, les rétrofusées rétrofusent et le parachute s’est ouvert. Nous descendons doucement.
— Ma parole, balbutie le Gros, mais on va s’en sortir, San-A. !
— Je commence à y croire, dis-je.
— Pourvu qu’on se pose bien dans de la flotte, ça doit filer une sacrée secousse à l’arrivée !
CONCLUSION
Une sacrée secousse, oui !
Et cependant c’est bien dans de la flotte, comme le souhaitait Béru, que nous nous posons ! Notre capsule s’enfonce durement dans l’élément liquide.
— On coule ! crie Béru.
Effectivement, nous continuons de nous engloutir au sein des eaux. Mais la descente s’arrête et, après un léger temps mort, la fusée remonte lentement à la surface. Au passage nous apercevons des tas de poissons éberlués qui clignent de l’œil en nous apercevant.
— On a bien fait de pas ouvrir la lourde avant l’arrêt complet du véhicule, se réjouit Béru, ce machin-là c’est encore plus traître que le métro !
Vite, nous nous dépêtrons de nos sangles, nous arrachons nos tuyaux, nous nous dévissons mutuellement nos casques.
La fusée flotte à la surface de l’eau.
— Où qu’on est, à ton avis ? demande le Gros en m’aidant à déverrouiller la porte. Qui c’est qui l’a emporté : la manœuvre des Chinetoques ou celle que les Amerloques nous ont fait exécuter ?
— Je serais bien en peine de te répondre…
Enfin la lourde est ouverte. Nous sortons de notre étroit logement et nous nous juchons à califourchon sur la fusée.
Il fait encore nuit dans la partie du monde où nous venons d’amerrir. Néanmoins, je distingue des montagnes sur notre gauche, très près.
— Bonté divine, soupire le Gros, on n’est pas passé loin ! Tu crois que c’est quoi, ces montagnes ? Les îles Marquises ou la Chine ?
Le léger ronron d’un moteur retentit. Dans le léger brouillard qui paraît flotter sur les eaux, je distingue un canot. Il fonce droit sur nous. Un seul homme est à son bord.
— Dans un instant nous saurons si c’est le Pacifique ou l’océan Indien, Gros.
L’embarcation se précise. L’homme qui la pilote est un solide gaillard aux cheveux gris, à la face rubescente et au regard clair. Il porte un chandail marron sur une chemise blanche au col défait.
Il y a des filets à l’avant de son barlu. Il fronce les sourcils en nous apercevant, réduit les gaz, décrit un arc de cercle pour nous aborder de profil.
— Do you speak english, Sir ? lui crié-je.
Il hausse ses larges épaules.
— Vous feriez mieux de causer français si vous voulez que je vous réponde, qu’est-ce que vous faites sur ce bidon ?
Un Français ! Pas de doute : la voix, l’accent, la chaleur du timbre !
Béru murmure :
— Nous arrivons du cosmos, mon brave.
— Moi aussi, tous les matins, quand la veille j’ai ramassé une peinture, rétorque le navigateur aussi matinal que solitaire.
— Où sommes-t-on, m’sieur, siouplaît ? insiste le Gros.
— Dans le lac d’Aiguebelette, en Savoie ! répond le pêcheur d’une voix étonnée, c’est-y que vous le sauriez pas ? Oh ! dites les enfants, vous deviez être à un sacré banquet hier soir et vous avez trop forcé sur l’Apremont, non ?
Il rit d’un grand rire farceur, heureux ! Du rire qu’ont les Français quand ils vont relever leurs filets, de bon matin et qu’ils trouvent deux types à califourchon sur une fusée chinoise dans le lac d’Aiguebelette.
Sur son invitation, nous montons à bord de son canot, et on lui saute au cou, Béru et moi. On lui dit qu’il est l’être le plus merveilleux de notre vie et qu’on ne l’oubliera plus jamais.
Il ne s’étonne pas tellement car son siège est fait.
— Écoutez, dit-il, je suis le Dédé Bellemain qui tient Novalaise-Plage. Personne est encore levé à la baraque et on a la cuisine pour nous. Alors on va aller manger une paire d’œufs sur le plat, ça vous remettra de votre émotion, parce que j’ai idée que vous avez drôlement dû charger la carriole, cette nuit ! Remarquez, ça ne fait de mal à personne et, après tout on n’a qu’une vie, hein ?
— C’est vrai, murmuré-je, on n’a qu’une vie !
Un quart d’heure plus tard nous sommes dans l’aimable établissement de notre pêcheur repêcheur. Il y fait bon et calme.